Le paysage défile devant ses yeux.

Aujourd’hui n’était pas si différent d’hier, si ce n’était qu’une décennie laissait place à une autre. Il n’y avait aucune peur dans ses yeux, rien, hormis une légère excitation vis-à-vis de ce qui l’attendait. En vingt-deux ans d’existence, son grand-père lui avait largement expliqué les rouages du système ; lui-même avait pu fréquenter ses Calices, bien que la fin fût probablement terrible pour l’un d’entre eux.

Alessandro Di Vanelli – aïeul de presque sept siècles en réalité – aimait prendre pour Calice des jeunes hommes issus de familles pauvres afin de leur donner une chance de s’éduquer et d’éduquer à leur tour leurs proches. Il leur donnait accès à des connaissances auxquelles ils n’auraient jamais pu espérer avoir accès. Comme le Vampire l’avait fait avec lui, il les disciplinait et ces garçons ne souffraient d’aucune désobéissance. En retour, il leur offrait respect et protection.

Il avait toujours admiré son grand-père ; un homme dur mais juste. Ce dernier s’était personnellement occupé de l’éducation des hommes de la famille et les transformait à l’âge adulte ou après leur Caliçat pour ceux qui étaient concernés. Et le blond espérait bien devenir Vampire un jour à son tour. Sa passion pour les immortels avait débuté dès sa jeunesse, s’étonnant dès qu’il était en âge de le comprendre que son père ne vieillissait plus. Puis vinrent les premières explications, celles qui donnaient un sens à tous ces mots : Vampires, Humains, différences, et les premières expériences qui lui en firent découvrir d’autres : Rebelles, trahison… secrets.

Ces mots prirent toute leur substance à ses treize ans, lorsqu’il s’était rendu à la bibliothèque pour écumer comme à son habitude un bouquin sur son sujet favori : le vampirisme. Le Calice de son grand-père les avait accompagnés, lui et son frère : pour une raison qui échappait à l’enfant, son obsession pour les immortels mettaient le Calice mal à l’aise. Pourtant, n’était-il pas heureux au manoir ? Ce dernier était présent depuis deux ans déjà et jamais il n’avait été maltraité. C’est pourquoi sa trahison, en plus d’être douloureuse, était incompréhensible. Son grand-père les suivait de près, et malgré la rapidité dont pouvait faire preuve un immortel, se rapprocher signifiait assister à la mort de l’aîné. Ses intentions étaient claires : la libération inconditionnelle et immédiate de Rebelles emprisonnés contre la vie sauve du jeune homme et de la sienne lorsqu’il se sera exécuté. Il n’y avait rien de personnel, d’autant plus que leur emprisonnement n’était pas de son fait : il demeurait cependant un Vampire au service du pouvoir. Mais l’humain n’avait pas prévu la réaction du plus petit qui, dans un élan courageux malgré ses pleurs et ses cris, s’était élancé en leur direction pour libérer son grand frère. La seconde pendant laquelle le Calice fut incertain de la conduite à tenir avait suffi à ce que ce dernier soit immobilisé par son maître, qui avait usé de ses capacités surnaturelles.

Immobilisé, c’était ce que le jeune homme s’était toujours dit. Du sang avait jailli, mais il ne sut jamais si celui de l’humain s’était mélangé au sien. Heureusement pour lui, sa blessure à la gorge n’était pas profonde et aucun point vital n’avait été touché. Quant à son agresseur, il ne l’avait plus jamais croisé et n’avait jamais osé demander ce qu’il était advenu de lui.

En tout cas, il n’était pas le seul à cacher des secrets.

Son petit frère, d’un an son cadet, était hostile aux humains malgré sa propre nature. Celui-ci se voyait déjà Vampire et s’il possédait la réputation d’un jeune homme ayant des opinions bien définies à ce sujet, il ne les exprimait que rarement dans toute leur entièreté devant leur ancêtre, qui avait toujours prôné cet équilibre que représentait le Caliçat. Carmine ne sut jamais réellement ce qui poussait son frère à idolâtrer les immortels au point de souhaiter la suppression des droits des Humains, surtout qu’ils n’avaient jamais grandi dans la haine des Hommes. Le traumatisme de leur rencontre avec les Rebelles sans doute, les fréquentations de son cadet peut-être, l’influence d’un vieil oncle lui aussi hostile aux humains certainement, et qui était pourtant rarement autorisé à les approcher.

Concernant les secrets, lui-même n’était pas en reste. Au fil du temps, il s’était intéressé en profondeur à l’étude de la race vampirique : leurs pouvoirs, le fonctionnement de leur organisme, l’effet de celui-ci sur les humains… Il en fallait plus, toujours plus, et aucun des livres de cette immense bibliothèque ne suffisait. La théorie ne le satisfaisait plus et Alessandro l’avait bien compris. C’est pourquoi il l’avait autorisé à mener quelques expériences innocentes sur des animaux tout d’abord, afin de se familiariser avec les outils, dans un cadre strict et sous sa surveillance. Puis il l’avait introduit six mois avant son départ au cercle des Adelphes. L’existence d’une telle institution l’avait rendu euphorique et le blond avait été plus qu’honoré que son parent, lui-même membre, le juge digne de l’intégrer malgré son jeune âge.

Son regard se porte sur le profil du collecteur, un peu plus loin. Celui-ci avait dû vivre au moins trois vies, cela ne faisait aucun doute. Combien de siècles de souvenirs reposaient dans cette boite crânienne ? Se sentait-il usé ? L’était-il réellement ? En combien de temps se régénérerait-il s’il venait à être blessé ? Quelle serait sa fin, s’il en avait une ? Combien de litres de sang ingurgité ? Ses réflexions sont interrompues par l’expiration nerveuse du garçon à ses côtés. Ses doigts sont agités sur ses genoux et sa tête est baissée. Alors Carmine se permet de passer une main sur son dos, dans un geste paternel. Ses deux enfants, âgé de trois et quatre ans, lui manquaient déjà ; en particulier sa fille, son aînée, qui vivait auprès de sa mère. Une amie d’enfance qu’il avait épousé quelques années auparavant et dont il avait décidé de se séparer pour ne pas lui imposer son absence pendant son Caliçat. Le jeune homme relève la tête, une expression interrogatrice sur le visage et le blond lui sourit doucement. Cet échange ne dure que quelques secondes, pourtant la Ronce semble un peu mois nerveuse et détourne le regard.

Lui relève le sien vers l’immortel et cligne les yeux deux fois, surpris de croiser ceux du Vampire. Il maintient le contact quelques secondes tout au plus, assez pour scruter ces iris et les disséquer dans sa tête, jusqu’à ce que le château apparaisse dans son champ de vision périphérique. Un sourire se dessine sur les lèvres du collecteur et fait écho au sien. Toutefois, pour ne pas que sa malice bascule dans l’arrogance, le jeune homme incline respectueusement la tête et la détourne vers la structure de pierre.

Ils sont arrivés.