Soyez le bienvenue au Manoir de Roncepourpre ! Alors que vous pénétrez dans votre nouvelle demeure, on vous demande de signer le registre et de nous fournir des renseignements sur vous. Êtes-vous un humain ou un vampire ? Êtes-vous né au Bourbier ou ailleurs ?
NB : N'oubliez pas de nous préciser votre situation actuelle au Bourbier : Qu'est-ce qui vous a conduit jusqu'ici ? Quelle place vous occupez au Manoir ou au village et qu'espérez-vous pour l'avenir ?
Un grognement de mécontentement lui échappa lorsque les premiers rayons de soleil du petit matin furent libérés par un rideau tiré. Clyde se retourna pour tenter d’y échapper, lançant un autre grognement, plus faible cette fois, et finit par ouvrir un œil. Sa rétine d’abord éblouie par la lumière qui filtrait par la fenêtre, se posa ensuite sur les courbes voluptueuses de sa compagne d’une nuit. Sa silhouette se découpait à contre jour, comme une déesse sans visage qui contemplait l’homme qu’elle avait pris dans ses filets, attiré par ses charmes. Clyde se releva sur un coude pour mieux l’admirer. La jeune femme s’alluma une cigarette.
-Maria… je t’avais dit de me réveiller, mais je pensais que ça serait plus en douceur. Se plaignait-il avec un sourire mutin, s’étant imaginé bien d’autres choses que de se faire tirer du lit de la sorte.
-Toi alors… le room service n’est pas gratuit je te rappelle. Répliqua la brune en expirant la fumée grisâtre de sa cigarette dans un soupire d’aise.
Finalement, elle sourit, toujours sensible au charme de Clyde, bien plus que de raison, et s’approcha des draps en désordre. L’homme l’attrapa par sa taille dénudée, il lui lança un regard complice avant de déposer un léger baiser sur sa hanche. Elle y répondit en passant ses doigts dans les cheveux en bataille de Clyde, puis s’assit sur le bord du lit pour terminer sa cigarette. Maria la tendit à son client.
-Tu pourrais rester. Avec moi. On baiserait toute la journée, toute la nuit. Proposa-t-elle sans grand espoir, car elle connaissait l’emploi du temps de son amant, le regardant prendre le bout de la cigarette entre ses lèvres.
-J’aurais l’impression d’être déjà arrivé au Paradis, Maria. Répondit-il avec un léger rire, réellement tenté.
Mais ta Maquerelle me tuerait, j’aurais pas de quoi payer. Il expira à son tour la fumée.
-Tu as peur de la Maquerelle, maintenant ? Plaisanta-t-elle en glissant ses doigts sur le visage de Clyde, dessinant ses traits qu’elle connaissait par cœur, se perdant dans sa barbe, pour enfin reprendre sa cigarette.
-Je dois passer voir le p’tit des Olson, aujourd’hui. Il s’est fait piétiner par leur troupeau, c’est pas beau à voir. Mais j’aurais rêvé de pouvoir rester avec toi, et de baiser jusqu’à en mourir. Maria jeta le restant de la cigarette dans le cendrier de la table de nuit et ramassa son jupon pour se rhabiller. Clyde en fit de même avec ses vêtements, rassemblant tant bien que mal ses affaires éparpillées à travers la chambre. Il boucla la ceinture de son pantalon et jeta sa chemise par dessus ses épaules. A sa grande surprise, Maria l’aida à la boutonner.
-Je te file un coup de main, tu vas être en retard. -Rien d’anodin, je suis toujours en retard. Fit-il remarquer avec un sourire.
-Sauf quand tu viens ici. Rétorqua-t-elle en s’amusant de la réaction de son client qui contraignit un rire fougueux.
Clyde tenta de passer une main sur le visage de la jeune femme, mais celle-ci l’arrêta dans son geste, plongeant son regard malicieux dans les iris sombres du jeune homme.
-Ta bourse est vide, Marston. Ils se regardèrent un moment, silencieux. Elle l’aimait plus que de raison et le savait. Il accordait beaucoup trop d’affection à une simple prostituée, et il le savait. Ils savaient tous les deux qu’il n’y aurait jamais rien de plus que cette relation tarifée. Même s’ils l’avaient voulu, c’était impossible. N’oublie pas de saluer la Maquerelle en partant.
Clyde attrapa sa bride, il glissa le bout de sa botte dans l’étrier et s’élança péniblement sur sa selle. En passant sous les fenêtres du bordel, il jeta un dernier regard à la chambre du premier étage. Le jeune homme rêvait chaque fois qu’elle le regarde depuis la fenêtre, mais Maria ne s’y postait jamais pour le voir partir. Après tout, elle n’était ni sa femme, ni sa promise.
***
-Eh, Doc ! L’interpella l’aîné des enfants Olson.
Il va s’en sortir, dîtes-moi. Mon p’tit frère…
Clyde s’arrêta à sa hauteur, il posa sa main sur l’épaule de l’adolescent dans un geste paternel, comme pour l’empêcher de s’effondrer. C’était un grand gaillard, il n’était pas loin d’être un homme à présent et s’occupait déjà d’un troupeau de trente têtes, mais le médecin savait qu’il culpabilisait pour son petit frère.
-Il était avec toi, le jour où s’est arrivé, c’est ça ? Comprit Marston. Le garçon détourna le regard, coupable.
-C’est à cause de ces sauvages… ils ont attaqué notre troupeau. Cracha-t-il entre ses dents, le poing serré.
-Les peaux-rouges ? Demanda Clyde, tout en connaissant déjà la réponse.
-Joshua a essayé de rassembler le troupeau, mais il est tombé de son cheval. Je lui avais dit de pas bouger, mais il voulait m’aider… Les larmes lui montèrent et la voix du garçon s’étrangla sous les sanglots.
Quand je l’ai retrouvé, comme ça… -C’était pas ta faute, mon garçon. T’aurais pas pu empêcher ça. Tenta de le rassurer le médecin, bien incapable de soigner les maux de l’aîné.
-Il va remarcher ? Demanda-t-il la voix tremblante, une main sur le visage pour cacher ses pleurs, la tête baissée.
-Non. Répondit Clyde, intransigeant sur sa réponse.
Il était dur, il ne prit pas de pincettes, mais ce jeune homme était un cowboy, il apprendrait vite à accepter la rudesse de ce monde. Aujourd’hui, c’était son petit frère qui en avait fait les frais et il pouvait s’estimer heureux d’être encore en vie, seulement handicapé pour le reste de son existence.
-Ces maudits sauvages… je le vengerai. La prochaine fois que je les aurais devant mon fusil… Cette fois, je les raterai pas ! Clyde donna une tape sur l’épaule du jeune homme. Il comprenait sa peine, son amertume, mais il ne cautionnait pas le massacre des indiens. Après tout, ils étaient ceux qui avaient volé leurs terres, qui les avaient chassés et dépouillés. C’était cette haine qui avait rendu le petit Joshua infirme.
-Ne cause pas plus de soucis à ta mère. Le médecin enfonça son chapeau sur son crâne et quitta le ranch.
***
Ce soir-là, l’ambiance du saloon était électrique, Clyde l’avait remarqué avant même de passer les portes. En attachant son cheval à l’extérieur, il avait remarqué une monture qu’il n’avait jamais vue dans le coin auparavant. De l’intérieur provenait tout un brouhaha d’hommes saouls et euphoriques, rien de bien étonnant à première vue, rien d’inhabituel, mais la raison de cette euphorie l’était davantage. Le regard du médecin se figea sur la silhouette d’un homme accoudé au bar, autour duquel s’étaient rassemblés les cowboys de la ville. Il portait des vêtements sombres, une cape épaisse en cuir de bison et un chapeau noir.
-Marston ! Content d’te voir mon ami ! Viens donc boire avec nous, en l’honneur du tueur de peaux-rouges. Le héla le chef de famille des Johnson, assis à côté de l’étranger.
Clyde s’approcha prudemment, sans rien dire, la mine fermée. Il avait un mauvais pressentiment. A moins que ça ne soit juste son aversion pour les chasseurs de prime. Ce type en était un, de toute évidence. Lorsqu’il fut assez proche pour voir son visage, Clyde dévisagea l’inconnu de haut en bas. Des colliers de dents autour du cou, des plumes, nul doute que tout cela avait appartenu à des indiens et que l’homme affichait fièrement ses trophées morbides.
-A qui avons-nous l’honneur ? Demanda sèchement le médecin.
Le saloon devint soudainement plus silencieux, comme si tous les cowboys s’apprêtaient à écouter religieusement le nouveau venu.
-Butch Eastwood… on m’a dit qu’il restait quelques vermines à exterminer dans le coin. Dit-il avec un sourire mutin.
Son simple regard glaça le sang du médecin, comme si le Diable en personne avait posé les yeux sur lui. L’étranger était incroyablement pâle pour un homme de la région et il émanait de lui quelque chose d’effrayant. Clyde le ressentait dans ses os, mais il chassa cette désagréable impression, mettant cela sur le compte de la fatigue et commanda une pinte.
Le médecin préféra rester en dehors de toute cette effervescence et choisit de s’asseoir à l’écart. Un petit groupe s’était rapidement formé autour du nouveau venu et les conversations ne tardèrent pas à se multiplier autour de ce-dernier. Il apprivoisa rapidement les hommes de la ville par ses histoires de chasses aux indiens, gagnant étrangement leur confiance. A la fin de la soirée, ce Butch – donc – leur proposa même de l’accompagner le lendemain même, à la tombée de la nuit.
-Allez Clyde, viens avec nous ! Ça t’fera du bien et ça vengera le p’tit Olson ! Johnson l’avait rejoint en fin de soirée pour le convaincre de participer à leur expédition morbide. Clyde grogna en posant violemment son verre vide sur la table avant de se lever pour prendre congé. Même saoul, il était hors de question qu’il accepte une idée aussi abjecte.
-J’suis médecin, pas boucher. Allez tuer vos indiens tout seul ! Pesta-t-il en titubant vers la sortie du bar.
Il était venu pour se changer les idées, passer une bonne soirée autour d’une bière et au lieu de ça, il repartait avec plus d’inquiétudes qu’en ayant passé les portes du saloon. Sur le chemin du retour, Clyde crut sentir une présence. Il se sentit observé. Il se retourna plusieurs fois, sans voir personne. La nuit, il jura même avoir aperçu ce maudit étranger dans le coin de sa chambre. Impossible, l’alcool avait du lui jouer des tours. A moins que ce ne soit juste l’un de ses cauchemars. Au petit matin, réveillé par le marteau sonnant de sa gueule de bois, le médecin ne put s’empêcher de fouiller sa chambre. Il n’y trouva la trace d’aucun homme.
Tu vois, tu as juste rêvé, Clyde. Marston revenait de sa visite chez les Olson. Le petit avait enfin repris connaissance, mais comme il s’en doutait, il avait perdu l’usage de ses jambes. Clyde était étonné de ne pas avoir croisé l’aîné de la fratrie, et s’inquiétait de le trouver avec les autres cowboys. En effet, les hommes se réuniraient ce soir pour tuer des indiens, sous l’initiative de l’étranger du saloon. Butch…
Il lui restait quelques consultations en ville et lorsqu’il sortit de sa dernière visite, il croisa la bande à cheval.
-Clyde ! T’as changé d’avis ? Tu viens avec nous ? Lui demanda Johnson en enfourchant son vieil étalon.
-Non. Dure journée. Je préfère rejoindre les bras d’une femme plutôt qu’de tirer à vue sur des peaux-rouges. -Merci pour mon garçon, Marston. Le remercia le père Olson, apparaissant aux côtés de son fils aîné.
-Tu as failli perdre le plus jeune et tu risquerais la vie de ton aîné ? Fit-il remarquer en posant les yeux sur le grand-frère qui se prenait pour un adulte, fusil à la main.
-Je ne pouvais pas lui refuser. S’il y en a bien un qui mérite de les tirer, c’est lui. Rétorqua le père, dépassé par sa haine.
-Vous avez pas intérêt à me gâcher ma soirée… Plaisanta Clyde avec un demi sourire.
Ses hommes étaient butés, il ne cautionnait pas leur désir de vengeance, mais Clyde les appréciait tous. Il était proche d’eux, s’occupait d’eux, les soignait et avait accompagné certains de leurs proches dans leurs derniers instants. Le médecin avait même accouché certains de leurs enfants. La plupart d’entre eux étaient ses amis. C’est pourquoi il posa un regard noir sur le chasseur de prime qui s’avança parmi les cowboys. Cet inconnu allait leur apporter des ennuis, il en était persuadé. Il avait toujours ce mauvais pressentiment au fond de l’estomac lorsqu’il le regardait.
-Que Dieu vous garde… Dit le médecin avant de prendre congé, en leur tournant le dos.
Il sentit là encore le regard pesant de ce Butch Eastwood, comme un oiseau de proie patrouillant le ciel avant de fondre sur sa prochaine victime.
Ça n’avait pas manqué. Clyde fut réveillé en sursaut par des coups frappés à sa porte, suivis par les hurlements d’un homme blessé. Le médecin ouvrit encore en chemise de nuit, son fusil à plomb à la main. Il déposa presque aussitôt son arme en reconnaissant le père Olson et ses acolytes, son fils les suivant à la traîne, blanc comme un linge.
-Il a pris une flèche dans l’torse et une autre dans la cuisse. Détailla le père du garçon en désignant Johnson.
-Mettez le sur la table ! Ordonna Clyde d’une voix caverneuse.
Non de dieu, Olson, j’vous avais dit qu’il valait pas mieux se frotter aux indiens ! Grogna-t-il.
Les plaies ne saignaient pas tant que ça car les pointes de flèches retenaient l’épanchement, mais Clyde avait peur de créer une hémorragie en les retirant trop rapidement. Il releva ses manches et se mit au travail. Il passa la nuit à rafistoler ce vieux Johnson pendant que les autres cowboys décompressèrent autour d’un whisky. Il les rejoignit au petit jour, autour des restes d’un feu de camp.
Le médecin se plaignit du sale boulot qu’ils leur avaient ramené et écouta péniblement leurs exploits guerriers… Ils avaient versé le sang, mis le feu au campement des indiens. Tout cela allait mal finir. Olson lui assura qu’ils les avaient tous massacrés jusqu’au dernier. Clyde cracha son tabac dans la cendre encore fumante, rejoignant le garçon qui s’était isolé pour vomir.
-Eh, gamin. Ça va ? Demanda-t-il inquiet.
Le gosse avait sûrement tué pour la première fois de sa vie, il en avait l’estomac tout retourné, le regard encore marqué. Il tremblait légèrement.
-Comment tu te sens ? Insista Clyde en l’agrippant par l’épaule d’une main un peu bourrue.
-J’vais bien. Ils ont eu ce qu’ils méritaient, on les a pas raté. Se força-t-il à dire pour garder la face.
Le médecin soupira sans rien dire, glissant dans la main du garçon quelques sachets de poudres.
-Tiens, prends ça le matin et le soir avec de l’eau. C’est pour la nausée. Clyde allait partir lorsqu’il remarqua un détail étrange, sur le bras et le cou du gamin. Des traces de morsures… Il s’approcha alors plus près pour dégager le col de sa chemise.
-C’est un peaux-rouges qui t’a fait ça… ? Demanda-t-il perplexe.
Le gosse sursauta en changeant de regard, il chassa la main du médecin d’un geste vif et le repoussa. Surpris et incrédule, Clyde l’attrapa par l’avant-bras et releva sa manche.
-Eh ! Qui t’a fait ça ?! Répéta-t-il les sourcils froncés au-dessus de ses yeux plantés dans ceux du garçon.
Celui-ci détourna alors le regard, croisant celui de l’homme qui les observait en retrait. Clyde se retourna et aperçut Butch avant qu’il ne jette sa cigarette et l’écrase sous sa botte, ses prunelles ancrées dans les siennes. Une sensation glaciale l’envahit, rapidement remplacée par une colère brûlante. Le médecin se retourna à nouveau vers le garçon qu’il tenait encore sous sa poigne et le vit baisser les yeux, honteux.
Salopard…
Il allait lui faire payer à ce… L’étranger avait disparu…
Clyde raccompagna le gamin auprès de son père et leur ordonna de rentrer, furieux. Il garda ça pour lui et enfourcha son cheval sans même prendre le temps de seller. Il galopa ventre à terre jusqu’à l’auberge où créchait ce sale mécréant. Tueur d’aborigène, violeur d’enfant. Clyde n’était pas certain de parvenir à se maîtriser. La rage consumait son sens de la raison.
Marston fouilla l’auberge de fond en comble, mais pas moyen de mettre la main sur cette vermine puante. Il l’avait attendu toute la journée, en vain. La patronne l’obligea à rentrer chez lui pour se reposer et Clyde quitta les lieux à contre-coeur. Il s’endormit de fatigue dans son fauteuil, sans même ranger la pagaille qui régnait dans sa cuisine.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, le feu de sa cheminée s’était éteint et le médecin battit des paupières pour s’habituer à l’obscurité. Plongé dans le noir, il pesta en se maudissant. Son sang se glaça alors, lorsque son regard tomba sur deux yeux brillants dans le noir. Deux yeux qui l’observaient, rattachés à une présence qui lui fit dresser tous les poils.
-Créature du Diable ! Eut-il juste le temps de cracher avant de s’emparer de son fusil.
L’étranger se jeta sur lui avec le grognement d’une bête sauvage et planta ses crocs à la base de son cou. Clyde se débattit mais il sentit la créature sucer son sang, le maîtrisant avec une force surhumaine. Il se passa quelques minutes avant que le médecin ne parvienne à charger son fusil et ne tire avec l’énergie du désespoir. Les plombs éclatèrent la mâchoire et le cou de son assaillant dans un fracas d’os et de chair, éclaboussant Marston au visage. La créature lâcha prise et Clyde tira sa deuxième cartouche pour finir la tête de ce salopard. A bout de force, le médecin s’écroula.
Le gamin avait fini par tout raconter à son père. Les cowboys fouillèrent à leur tour l’auberge, sans y trouver Butch, et ils talonnèrent leurs montures jusqu’à l’habitation du médecin, absent depuis quelques jours. Ils ne trouvèrent que des cendres et les restes d’une lutte. Pas la moindre trace de Clyde ni de cette vermine de Butch.
***
La France. Jamais Clyde n’aurait imaginé s’y rendre un jour. Le vieux monde était si loin et si différent des États-Unis d’Amérique. Mais il ne s’y rendait pas pour des vacances, c’était l’armée qui l’y avait envoyé.
1944, l’une des pires époques que le monde ait connu. Son Immortalité lui en avait fait voir des guerres, mais pas une telle boucherie, autant d’atrocités. Clyde avait été envoyé en France comme médecin, pour soigner les soldats américains. Il travaillait toujours de nuit ou il s’arrangeait pour aménager les cliniques de fortune pour échapper au soleil. Le Vampire faisait passer ça pour une maladie, qui l’empêchait de trop s’exposer au rayon du soleil.
Clyde avait le cœur bien accroché, mais les horreurs qu’il vit sous les tentes médicales ces années-là, lui laissèrent des souvenirs terrifiants. Des souvenirs qui le hantent encore, ceux des corps arrachés, des membres broyés et des visages déformés. Les Vampires ont fait bien moins de mal à l’Humanité que ce que les Hommes ont pu s’infliger entre eux.
C’est à cette époque qu’il a rencontré Hans Müller.
-Clyde ! Tu vas pas sauver ce chien ! C’est un putain d’Allemand ! -La ferme, ici c’est moi le médecin. C’est un soldat, il pisse le sang et je suis là pour recoudre les troufions qui pissent le sang. Aboya Clyde en examinant le blessé.
C’était pas beau à voir. Le type avait reçu une balle dans l’épaule, mais si seulement ce n’était que ça. Sa main et une partie de son avant-bras avait été arrachés par une grenade. Le médecin avait du mal à y voir quelque chose.
-Quel merdier… j’y vois rien… Pesta-t-il.
L’odeur du sang excitait ses sens vampiriques. Avant d’avoir passé son premier siècle, il y avait eu quelques bavures, mais à présent il était capable de se contrôler. Pourtant, Clyde ressentait l’irrésistible envie de planter ses crocs dans la chair à vif. Il salivait comme une bête assoiffée. Son instinct le troubla quelques minutes, avant qu’il ne parvienne à se reprendre, tiré de sa torpeur par les cris de douleur du soldat.
Ça lui avait pris plusieurs heures de rafistoler ce type. Il avait fini par l’assommer de médicaments pour le faire dormir et oublier sa douleur. Marston avait nettoyé ses plaies, recousu çà et là ce qui ne tenait plus en place et finalement recouvert ce chantier de bandages propres. Il aurait été complètement exténué s’il avait été mortel.
Le médecin posa enfin un regard sur le visage du jeune homme. Ses traits semblaient apaisés, grâce aux médicaments. Il était jeune. Juste un gamin. Il avait même pas de poils au menton. Quel gâchis… Ce gosse n’aurait pas du être là. Il aurait du profiter de la vie, se taper des nanas et boire des bières. Pas se faire arracher le bras par une grenade dans un trou perdu.
Alors qu’il le regardait, Clyde ressentit à nouveau la sensation de vertige qui l’avait saisi plus tôt. L’Immortel se sentait attiré par les plaies du jeune homme, son instinct lui dictait d’y goûter, de le dévorer.
-Tu dérailles, Clyde… Lâcha-t-il dans un soupir en se passant la main sur le visage.
Il sentit alors l’odeur du sang sur celle-ci et ne put résister à l’envie de lécher ce qu’il restait, sans qu’il n’ait pu empêcher son geste. Troublé, le Vampire se releva presque d’un bond et quitta la pièce. Heureusement que personne n’avait été là pour voir ça…
Clyde s’était soigneusement nettoyé les mains avant de s’allumer une cigarette. Il avait pris la peine de sortir de l’hôpital de campagne, admirant les étoiles qui étaient visibles ce soir-là. Il repensait au goût du sang, toujours sur sa langue…
Hans s’était réveillé quelques jours plus tard. L’Immortel avait tenu à veiller sur lui, partagé entre une fascination malsaine et un sentiment d’affection prématuré et inhabituel. Le soldat était encore très faible et les doses de médicaments qu’il recevait ne l’aidait pas à éclaircir son esprit. Les Alliés ne savaient pas trop quoi faire de lui, ils attendaient les ordres de leurs supérieurs. Mais pour l’instant, Hans Müller resterait ici et se ferait soigner.
Après un ou deux jours de plus, Clyde parvint à établir le dialogue, en français car ils en avaient tous les deux des bases. Il découvrit un soldat rongé par le remord, hanté par les horreurs de la guerre, mais aussi un jeune homme charmant et drôle qui n’avait servi que de chair à canon. Et plus Clyde en apprenait sur lui, plus ce sentiment protecteur se précisait. L’Immortel se sentait irrémédiablement attiré, son cœur même semblait battre plus fort en sa présence. Mais dans les ténèbres qui se cachaient en lui, ses instincts de créature sanguinaire le torturaient. C’était peut-être à cause de la soif qu’il pensait voir cette même attirance dans le regard de Hans et que le médecin interprétait ses gestes comme une tentative discrète de rapprochement.
Ils étaient seuls ce soir-là, toute la base s’était rendue en ville pour fêter la victoire américaine. Hans était sorti de l’infirmerie depuis longtemps, mais effectuait une visite de routine pour son bras. Ils n’étaient que tous les deux. L’entrevue était terminée et les deux hommes s’apprêtaient à se quitter lorsque le soldat se planta devant Clyde. Ils s’observèrent un instant, droit dans les yeux, sans même que la proie ne se rende compte qu’elle faisait face à son prédateur. A moins que… Les secondes, les minutes se figèrent pour suspendre l’instant. Hans cligna alors des yeux pour rompre la léthargie ambiante et fit un pas en avant. Sans un mot il déposa un baiser sur les lèvres de l’Immortel, immobile et circonspect. Le soldat prit alors conscience de son geste. Un geste qui lui aurait valu l’exécution pure et simple dans son pays. Hans bredouilla quelques mots, probablement des excuses et il se retourna vers la sortie. Mais Clyde se remit à bouger, le Vampire captura le jeune homme entre ses bras puissants et le serra contre lui pour l’empêcher de partir.
-Reste. Je t’en supplie, Hans. Murmura-t-il à son oreille.
-Tu… es si froid. Fit remarquer le soldat.
Peut-être s’était-il toujours douté de quelque chose. Mais comment imaginer que des créatures de la nuit puissent réellement exister. Personne n’avait jamais pris ces histoires de bonne femme et ces légendes comme des récits sérieux.
Clyde huma la peau du jeune homme blotti contre son torse. Il pouvait sentir les battements de ce cœur mortel résonner dans sa cage thoracique presque muette. L’Immortel se remémora le goût de son sang et il se mit bien vite à saliver. S’abreuver sur un être humain était tabou, interdit, les Vampires se nourrissaient des leurs depuis des siècles… mais Clyde était un loup solitaire, il n’avait jamais eu d’aîné pour le guider dans ce monde de la nuit et s’était toujours nourrit ainsi. Le sang humain n’avait rien à voir, plus corsé. Et celui de Hans plus encore. Le Vampire embrassa la jugulaire du soldat, il sentit battre son pouls sous ses lèvres et son instinct prédateur se rappela alors à lui, lui ordonnant de mordre la chair. Ses crocs s’enfoncèrent et sa bouche happa le liquide carmin qui s’échappa de la plaie.
Un halètement singulier lui fit ouvrir les yeux.
-Hans… Clyde s’écarta, horrifié par son acte abjecte. Le soldat perdit l’équilibre et il le récupéra dans ses bras pour lui éviter la chute.
-Pardonne-moi… je… L’Immortel ne parvint pas à terminer sa phrase. Il était dangereux, instable, assoiffé de sang. Une créature maudite. Hans n’aurait jamais du voir ça, il n’aurait jamais du découvrir la vérité. Clyde déposa le jeune homme sur l’un des lits de l’infirmerie. Il allait devoir disparaître à nouveau, personne ne devait savoir et si les officiers décidaient de l’interroger, il devrait déjà être parti avant qu’ils ne le cherchent.
-Je ne voulais pas que tu vois ça… pas toi. Clyde s’assit tout de même au chevet du soldat. Penché au-dessus de l’homme qu’il aimait tant, il pensait contempler son visage pour la dernière fois. Le Vampire ne savait pas quelle quantité de sang il avait absorbé, mais le soldat était à peine conscient. Pourtant, Hans gardait assez de force pour le regarder lui aussi, les yeux mi-clos. Le jeune homme attrapa le bras du médecin de son unique main, le suppliant :
-Ne me laisse pas. C’est ainsi que Clyde passa les années d’après-guerre. L’armée ne poursuivit pas les soldats, Hans fut donc libéré et renvoyé chez lui. L’être humain promit de garder le secret, jusqu’à sa mort, à la condition que l’Immortel ne le quitte jamais.
Ils vécurent à Berlin quelques temps, dans la partie occupée par les États-Unis. Clyde continua ses activités de médecin dans un petit cabinet et Hans trouva du travail dans une boulangerie. Une vie plus ou moins paisible, jusqu’à ce que l’état du mortel se dégrade. Lorsque le diagnostique du cancer fut posé, le couple décida de s’installer à la campagne. Ils avaient longuement discuté et Clyde insista pour transformer son amant. Celui-ci s’y était toujours opposé, jusqu’à ces derniers instants où il finit par céder. Le Vampire le vida alors de son sang, des dernières forces humaines qui lui restaient et lui fit boire l’essence qui coulait dans ses veines. Le cadavre se mit à pourrir après plusieurs jours et l’odeur nauséabonde qui remplissait la pièce obligea Clyde à se rendre à l’évidence : la transformation n’avait pas fonctionné. Il enterra son amant. Son cœur souffrit pour la première fois depuis des siècles.
L’Immortel se rendit en Angleterre, incapable de continuer à mener son existence en Allemagne. Il y vécut quelques temps avant de rejoindre d’autres pays. Clyde continua d’exercer en tant que médecin, mais il changea plusieurs fois d’identité. Le monde moderne amena son lot de problèmes pour les Vampires, notamment administratifs.
Bien sûr, il retourna sur les terres qui l’avaient vu naître par deux fois, pendant ses nombreux siècles de vie. Les États-Unis changèrent eux aussi, à travers les années, mais lorsque les grands bouleversements modifièrent définitivement le mode de vie de tous les êtres vivants de la Terre, Marston se trouvait en Europe. Il s’y retrouva piégé, incapable de retrouver son pays natal. Il eut bien du mal à s’habituer à la perte du confort moderne et se replonger dans des temps presque primitifs…
Le médecin s’est installé en France après de nombreuses années d’errance. Invité au Domaine de Roncepourpre pour les Joutes Hivernales, il a finalement décidé d’y poser ses bagages pour quelques temps. Le Seigneur avait besoin d’un médecin pour ses esclaves et Clyde n’avait nul part où aller. Ils se sont mis d’accord.