18 mars de l’année 3000La nuit s'étend dans une quiétude aussi rassurante que troublante ; le firmament, ordinairement voilé et menaçant d'un blizzard prosaïque, revêt l'inattendu d'une voûte céleste constellée. Ses yeux s'élèvent vers les hauteurs, témoignant d'une nostalgie manifeste pour l'éclat éphémère de souvenirs si lointains qu'ils semblent n'être que prêtés. Une brise douce effleure sa joue, telle l'embrassade froide et humide de la Mort ; son contact glacial et apaisant réchauffe son cœur d'une quiétude lénifiante. Familière, elle se présente comme un effleurement dans les ultimes soubresauts de sa vitalité. Assis au pied d'un arbre, son corps à peine couvert, sinon par la mince pellicule de neige qui, sous la chaleur naturelle de son être, fond lentement, il médite une dernière fois sur le souvenir d’un futur qui ne lui appartient pas. Le repos, longtemps différé après des années de souffrance, s'apprête à lui être concédé. Il ferme doucement les paupières, et dans un dernier souffle évanescent, il s'éteint.
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23 mars de l’année 3000Le souffle inattendu de la non-vie s'engouffre en lui avec une force si impétueuse qu'il goûte à l'évasion d'une noyade. Ses poumons, superflus dans cette résurrection, se gorgent d'air, emplissant son être d'une essence dont il n'a plus l'usage. Son cœur, pulsant avec une intensité poignante, teinte chaque battement d'une douleur persistante. Pourtant, ce n'est plus la vie qui irrigue ses veines, mais les prémices d'une immortalité inopinée qui ravive son âme avec la brutalité déchirante de la vampirisation. Tel un nouveau-né, il s'efforce d'aspirer l'air, de respirer avec une intensité dévorante, et il pleure à chaudes larmes, comme si sa résurgence était marquée par une douleur indicible, inénarrable, surpassant tout ce qu'il a pu vivre de son vivant. Dans une première étreinte avec cette nouvelle existence, les derniers instants de sa première vie, tout comme les événements qui l'ont précédée, semblent lui échapper. Cependant, une sensation impérieuse émerge : la faim, une faim dévorante qui le tenaille d'une manière implacable. Son être tout entier s'embrase, dévoré par la voracité de sa faim, par la négation même de son existence. Il n'est point esseulé dans cette détresse, mais l'avidité le rend aveugle à toute lucidité. Au sein de ce dénuement, le fil rouge indicible qui le maintien dans une existence dont l'essence lui échappe persiste, ancré dans sa psyché, lui évoquant un souvenir lointain qu'il peine à reconnaître. Un parfum familier de son ancienne vie s'insinue à nouveau, tout en lui échappant. Des souvenirs qui ne lui appartiennent pas se mêlent, s'entrelacent, et forment un réseau complexe que son esprit peine à démêler distinctement.
Les premières perles de sang caressent son palais, s'entrelaçant avec les papilles de sa langue, et lui murmurent à quel point la vie est précieuse et combien il désire la préserver. Son propre nom lui échappe, les origines de son être s'évanouissent dans l'oubli, mais la douleur qui l'accable déploie une éloquence qui surpasse le récit de toute son existence. Pourquoi devait-il renaître, alors que tout ce qui subsiste en lui n'est que l'empreinte d'une douleur qu'il peine à exhumer des dédales de sa mémoire ? Si le bien ne lui avait jamais été destiné, il s'appliquerait à répandre le bien autour de lui, une quête qui exigerait la reconstruction de cette nouvelle existence qui lui incombait désormais.
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De l’an 3000 à l’an 3084.Apollinaire, tel sera ton nom, et tu porteras le mien.
Il n'est pas son créateur, mais revêt une semblance. Nazaire de Rosenthal est celui qui le découvrit alors qu'Apollinaire gisait dans la neige, à la croisée entre l'existence et le néant. La décision de Nazaire de le ramener avec lui fut motivée par les stigmates de la vampirisation gravés sur Apollinaire, le persuadant de sa capacité à survivre. Abandonner un nouveau-né dans la neige est d'une gravité abyssal. Nazaire, vampire peut-être familier de cinq existences antérieures, démontre une patience infinie envers le jeune vampire, accompagnée d'une sagesse admirable. Les états d'âme des nouveau-nés vampires fluctuent avec une complexité aussi imprévisible que le hasard. Apollinaire manifeste une certaine difficulté à se conformer à sa nouvelle existence, à l'instar de tout jeune vampire ; Nazaire veille sur lui avec une sollicitude digne d'un créateur envers sa progéniture. Cependant, Apollinaire ne semble pas recouvrer les souvenirs de son existence en tant qu'humain. Les seuls indices susceptibles de les guider sont les cicatrices qui ornent son corps ; des sillons rouges cernent ses poignets et ses chevilles, des marques de morsures mal cicatrisées, des cicatrices de couteau ou de fouet s'entrelacent en un amalgame difforme sur son dos. Tout porte à croire qu’il avait été séquestré. Les détails de ces conjectures le perturbent, et Apollinaire refuse de creuser davantage dans des souvenirs qu'il préfère ne pas raviver.
Membre de l’Ordre des Muses, Nazaire éclaire l'esprit d'Apollinaire ; il lui dispense les savoirs de la littérature, de l'histoire, de la politique, mais ce qui captive l'âme du jeune vampire, c'est l'épopée de l'art. Nazaire n'est pas un érudit émérite en histoire de l'art, mais il lui transmet les connaissances élémentaires de ce domaine. Apollinaire entreprend lui-même des recherches assidues et se plonge dans une multitude de livres sur le sujet. Cependant, la lacune du jeune vampire réside dans sa propension à demeurer cloîtré. Il s'abstient de sortir et entretient des interactions sociales limitées, sinon avec Nazaire. Se tient également la question de l'identité de son créateur et de son absence insondable. Nazaire s'engage dans des recherches prolongées et assidues qui, hélas, s’avèrent infructueuses.
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De l’an 3084 à l’an 3199.Après de nombreuses années consacrées à la réhabilitation sociale, Nazaire réussit à persuader Apollinaire de rejoindre l'Ordre des Muses, lui offrant ainsi l'opportunité d'entreprendre des études susceptibles de renforcer son indépendance. Conjointement à son intégration à l'Ordre des Muses, Apollinaire se substitue à Nazaire dans les investigations sur son créateur. Le lien indicible qui les unit altère profondément Apollinaire. Alors qu'il achève son parcours d'études à Bastilles, ses recherches concernant l'identité secrète de son créateur le conduisent jusqu'à Roncepourpre. Ainsi, il parvient à conquérir son indépendance ; il salue une dernière fois Nazaire sans lui dire adieu et se dirige vers Roncepourpre. Apollinaire n'a jamais quitté le domaine de Bastille, et faire face au changement suscite autant d'angoisse que d'appréhension. Il se prépare à rencontrer son créateur, celui qui l'a sauvé de la mort et lui a fait oublier les tourments d'une vie révolue, désormais dénuée de sens.
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Le 22 mai de l’an 3255.Porté par le fil rouge qui les lie, Apollinaire traverse les contrées de Roncepourpre jusqu'à la Cité. L'essence de son créateur enveloppe chaque recoin de ces lieux. Bien qu'initialement venu à la quête de cet homme, Apollinaire opte pour une résidence pérenne. Leurs destins se mêlent enfin une nuit, lorsque, Apollinaire, captivé par l'apparition de celui qu'il suppose être son créateur, échange un regard avec lui. Une reconnaissance mutuelle s'établit. Ils se reconnaissent. L’un, embrasé par une exaltation magnifique et porté par un amour absolu envers son créateur, voit le monde s'immobiliser autour de lui, se consacrant exclusivement au visage qu'il avait inlassablement contemplé dans ses songes, sans jamais parvenir à en saisir pleinement la structure. L'autre, submergé par une anxiété grandissante et une fureur silencieuse, contemple en Apollinaire une fontaine d'ennuis qu'il n'avait point envisagée depuis l’égarement fatale que fut celle de l’avoir transformé. Apollinaire s'avance vers son créateur avec hâte, les mains tendues telles des supplications muettes, comme s'il sollicitait une accolade rédemptrice, telle que deux âmes affines pourraient se prodiguer après une séparation aussi longue qu'agonisante. Cependant, l'homme en question ne semble guère s'accorder aux émotions d'Apollinaire, le discernant telle une frêle progéniture, à peine familière avec l'art de cheminer, chancelant dans sa direction avec une grâce, osons le dire, discutable.
Oser revenir, alors que j'ai commis l’impair de te créer ! Retourne d’où tu viens, et que désormais, n'altère plus la sérénité de mon existence de ton retour perturbateur ! À ces paroles s'agrège l'infamante morsure au cou infligée par un semblable. Apollinaire, qui avait toujours voué une sincère considération envers son créateur, se découvre désormais renié, tel un rejeton dont ce dernier n'avait jamais eu l'intention de donner vie. Il l'assaillit de sa morsure, au même endroit qu'à l'époque de cette nuit où il avait exhalé son ultime soupir. Le sens de cet acte demeure obscur ; à travers cet homme, Apollinaire ne perçoit que du mépris et une froide insouciance. Cette morsure, plus opiniâtre que ses semblables, refuse de s'effacer, contraignant Apollinaire à dissimuler sans relâche son cou sous l'égide d'un vêtement ou d'un bandage, suscitant immanquablement la méfiance. C'est peut-être là le seul stigmate qui le plonge dans la honte.
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De l’an 3255 à l’an 3304.Enlisé par la honte à l'égard de son créateur, Apollinaire se confine à Roncepourpre, préservant avec ferveur une correspondance épistolaire avec Nazaire, sans jamais dévoiler les tenants de l'intrigue. Il persiste à le maintenir dans l'illusion d'un Apollinaire demeurant, en apparence, sans nouvelle.
Apollinaire s'inscrit dans le prestigieux corps professoral de l'Université de la cité de Roncepourpre, assumant la fonction éminente de professeur d'histoire de l'art, rôle qu'il continue de remplir de nos jours avec distinction. En façade, Apollinaire évolue dans le quotidien, enseignant avec la passion qui embrase son être, tout en se dédiant à l'exploration de vieilles œuvres d'une ère révolue. Son expertise s'oriente résolument vers la Grèce antique, où les pièces artistiques se font rares, la plupart ayant succombé à l'oubli ou à l'érosion du temps. Honoré Bellerose. Le nom qui façonne son créateur. Apollinaire ne retient de lui que l'évidence prosaïque dans l'écrin de la Cité. Il exerce en qualité de médecin. Cependant, l'amertume de le croiser lors de ses errances dans la Cité le submerge d'une peine indicible. Celui-ci demeure résolu à esquiver toute rencontre, et l'ignorance qu'il exhibe envers Apollinaire devient plus intolérable que la vile morsure qu'il lui avait autrefois infligée. il n'est guère rare qu'Apollinaire trace des portraits de cette figure, écrive des poèmes en son honneur, ou compose lorsqu'elle se présente dans les lueurs oniriques de son esprit.
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Juillet 3304.De nos jours, Apollinaire réside à Roncepourpre en qualité de professeur éminent au sein de l'université. En parallèle de ses enseignements et de ses recherches, il dispense des cours particuliers artistiques, explorant les nuances de la peinture (huiles, aquarelles, etc.), de la sculpture à l'argile, et du dessin traditionnel. Il offre également la possibilité de lui confier des commandes artistiques, privilégiant souvent les portraits. Sa réputation repose sur la diversité de ses techniques, bien que son cœur d'artiste s'épanouisse avec une passion dédiée dans les styles de la peinture baroque et de la Renaissance.