Une famille aimante, une situation privilégiée, une éducation d’une rare qualité… combien d’enfants à Roncepourpre comme ailleurs profitent d’un meilleur départ dans la vie qu’un marmot né Labrumal ?

C’est dans ce cadre que Léonhardt décrirait sans hésiter comme parfait que l’aîné de Gabriel et Aliénor fit ses premiers pas. Le monde autour n’était pas aussi beau que ce cocon douillet. La faim, le froid, les tensions au domaine et ailleurs… le garçonnet et sa cadette Sélène ont grandi protégés du malheur, mais pas ignorants de problèmes de l’extérieur pour autant, grâce à une éducation particulièrement complète et progressiste souhaitée par leurs parents.

Un jour où l’autre, les deux bambins allaient être confrontés au monde. Pour le garçonnet, une date butoire était même fixée : à ses 19 ans, lorsqu’il serait appelé à faire son Caliçat.

Léonhardt n’était pas seulement l’aîné des Gabriel et Aliénor, mais aussi l’aîné d’une génération de Labrumal. Il serait le premier à honorer son devoir auprès de la seigneurie depuis plusieurs décennies.

C’est donc sans surprise que son oncle et maire du Bourbier, Achille, commença à s’immiscer dans l’éducation du jeune nobliau alors que ce dernier entamait l’adolescence. Malgré la réticence de son père, Léonhardt écouta avec passion les conseils et histoires de son oncle. Il s’abreuva des convictions du maire, à défaut d’avoir assez vécu pour se forger les siennes.

Alors que la date fatidique de son Caliçat approchait, Léonhardt avait changé. Il se savait investi de responsabilités, d’une mission. Il serait le faire valoir des Labrumal auprès d’Alastair. Il serait une pièce importante du puzzle, un exemple à suivre pour les humains, un garde-fou pour les vampires, un défenseur inconditionnel de l’équilibre fragile duquel dépendait le domaine. “Un fier bélier hurlant parmi les loups”, comme scandait Achille avec passion.



Le jour de son dix-neuvième anniversaire arrivé, Léonhardt n’était plus ce garçonnet intimidé à l’idée de quitter son foyer. Il était devenu un jeune homme animé d’une vision, pétri de bonnes intentions, et disposant de toutes les clés pour façonner un futur meilleur pour les siens.

Malheureusement, aucun Labrumal ne traversa cette journée si spéciale avec le sourire aux lèvres, à l’exception d’Achille qui avait évidemment pris la peine de venir chercher son neveu pour l’accompagner jusqu’au château.

Gabriel trouva à peine la force de serre son fils dans les bras, encore rongé qu’il était par le départ d’Aliénor quelques années plus tôt, elle aussi habitée d’une envie irrépressible de vivre une autre vie. Le pauvre homme était pétrifié à l’idée de voir son rejeton se perdre pour de bon et devenir un vulgaire pantin à la solde des ambitions politiques d’autrui.

Sélène quant à elle refusa tout bonnement de voir Léonhardt ce jour-là. Furieuse, renfermée sur elle-même, vivant ce départ comme une trahison… une de plus après le départ de leur mère.

On raconte que l’on devient adulte lorsque l’on quitte les siens. On oublie souvent de préciser à quel point la transition peut être douloureuse et traumatique, et pas seulement pour le principal concerné.



Comme l’avait prédit Achille, Alastair de Roncepourpre fit de Léonhardt son Calice. Le seigneur des lieux ne manqua pas  l’occasion d’inviter les figures importantes du château comme de la bourgade pour venir assister à ce marquage, hautement ritualisé pour l’occasion.

Plus de 400 ans après la passation officielle du pouvoir des Labrumal aux de Roncepourpre, le maître du domaine renforça d’un coup de croc délicat le lien symbolique qui unissait les deux familles.

L’on raconte que certains ressentent une douleur terrible lors du marquage, que d’autres vivent une véritable extase. Il n’en fut rien pour Leonhardt, qui ne ressentit qu’une sensation froide et désagréable alors que les crocs d’Alastair dessinaient dans sa chair cette rose qui l’accompagnerait pendant une décade.

La relation entre le vampire et l’humain fut à l’image du marquage : dénué de toute symbiose, de toute émotion. Si les deux hommes se respectaient et s’estimaient pour leurs qualités respectives, aucune trace d’amitié ou d’animosité ne vint animer leur relation. Ils n’étaient qu’un subordonné et son patron parfaitement conscients de leurs intérêts communs.

Sans jamais aborder le sujet explicitement, ils savaient l’importance de leur collaboration. La présence de Léonhardt auprès d’Alastair n’était que politique, que symbolisme. Le jeune calice devait jouer son rôle de modèle, d’exemple, de faire valoir du Caliçat… et c’est exactement ce qu’il fit, sans jamais rechigner à la tâche.

Les années défilèrent et furent douce pour Léonhardt. Enrôlé dans la garde de son propre chef et avec l’aval d’Alastair, le jeune Labrumal ne manqua de rien, si ce n’est de la sensation de mériter les privilèges auxquels son prestigieux vampire lui donnait accès.

Le mouton bien installé dans la tanière, il lui restait maintenant à apprendre à hurler comme les loups. Après tout, quel loup porterait attention aux bêlements ?

Alors Léonhardt prit son rôle de garde à cœur, bien plus à cœur que ce qu’on attendait de lui. Puisqu’il ne serait jamais aussi rapide qu’un vampire, il s’entraînerait deux fois plus. Puisqu’il ne serait jamais aussi fort qu’un vampire, il serait deux fois courageux et déterminé.

En une poignée d’années, le petit Labrumal s’était transformé. Le mouton était devenu bélier, avait pris de la carrure, de la technique, de la confiance. Il était un fin combattant, mais aussi un homme cultivé et charismatique, capable de convaincre par l’acier de son épée comme de son discours. Désormais, peu le voyaient uniquement comme une simple pancarte, placée aux côtés d’Alastair afin de faire bonne figure.

Devenu plus influent, le calice continuait à son échelle de concrétiser la vision d’Achille, aussi devenue la sienne des années auparavant. Il trinquait avec les influents du château, faisait chavirer quelques cœurs pour se les mettre dans la poche, distillait ci et là les intérêts du peuple dans les discussions un peu trop élitistes, épaulait quelques ciboires pour lesquels quitter le cocon familial s’était montré particulièrement difficile.

Pour certains, le garde aux allures de chevalier blanc était un soutien précieux, pour d’autres une nuisance, ou pour d’autres encore un simple compagnon de galère et de beuverie. Par son caractère extraverti, le gaillard prenait de la place au château et laissait rarement indifférent.



Le regard figé sur le fond vaguement réfléchissant d’une chope en ferraille cabossée, Léonhardt plissait l’un de ses yeux, surpris de distinguer dans son reflet une petite ride qu’il remarquait pour la première fois. Le garde avait terminé son caliçat depuis un an, et le moindre signe de vieillissement de son corps encore jeune et en parfaite santé lui paraissait bien étrange, après dix années à avoir comme figé le temps.

Assis dans un coin tranquille d’une modeste taverne, le grand gaillard en habits civils attendait une personne qui lui avait laissé entendre qu’elle ne viendrait probablement pas. Pourtant, il ne doutait aucunement qu’elle serait bientôt là et ne fut pas surpris de finalement voir une silhouette frêle et élusive s’installer sur le tabouret face à lui, de l’autre côté de la table.

- Désolé, j’ai dû attaquer les hostilités sans toi. J’étais VRAIMENT de sale humeur en arrivant, insista Léonhardt en poussant la chope en bout de table du revers de la main. Alors je me suis dit qu’il fallait que je me calme un peu avant l’arrivée de mon invitée de marque.

Ça faisait beaucoup de mots pour dire qu’il avait soif et qu’il avait passé une journée abominable. Mais c’était un peu la marque de fabrique de Léonhardt, d’habiller le banal de sa petite touche fantaisiste.

- Deux autres chopes de votre meilleur calmant mastroquet ! Lança Léonhardt de sa voix tonitruante, en levant le doigt à l’intention du tenant qui fila immédiatement en cave.

Face au Labrumal, Dione profitait du grand spectacle de son ami le plus bavard, et le fait qu’il ait des soucis à oublier ne ferait qu’accélérer l'arrivée de son alter-ego alcoolisé si divertissant.

Mais avant le début de la représentation, Dione devrait supporter quelques minutes d’un colosse qui geint. Elle n’allait pas s’en plaindre, ça n’arrivait pas souvent.

- Depuis quelques jours, j’enchaîne les patrouilles dans les souterrains. La Cause, les récents événements, je te passe les détails. expliquait-il à voix basse. Le fait de savoir que ma sœur est peut-être quelque part là-dessous… ça me rend fou ! J’ai l’impression de la voir à chaque fois que je croise une gamine à la tignasse vaguement claire. Je… hésita-t-il, avant de lever les yeux au ciel devant les absurdités qu’il s’apprêtait à prononcer, j’ai presque l’impression de l’entendre m’appeler au détour de chaque foutu boyaux de ce dédale. Ça fait onze ans… ONZE ans ! Je vais finir par croire qu’elle est invisible.

Le tavernier vint mettre fin aux jérémiades du garde en posant deux godets remplis à ras bord sur la table. À peine la vampire avait-elle posé la main sur la anse de sa chope que Léonhardt était venu faire s'entrechoquer leurs verres avec entrain.

Un petit secouement de tête plus tard, le Labrumal gémissant et rongé par l’angoisse avait déjà retrouvé son sourire. Il suffisait des rires gras des poivrots d’un troquet, d’un peu de picrate ou d’un sourire franc arraché à Dione pour redonner vie à l’entrain du gaillard. Ce soir, il comptait bien avaler tous ses problèmes, accompagnés d'une rasée d’alcool pour faire descendre le tout.

Et malgré cet écart, il serait droit dans son armure au petit matin, débarbouillé et lucide. La gueule de bois se heurterait à sa bravoure comme les ennemis de Roncepourpre s’écraseraient sur les hautes murailles du domaine.