« Mesdames et messieurs, ceci est le dernier message de la station de Paris. Dans quelques heures, l’arrêt des centrales de Nogent et de Belleville signeront la fin d’une ère pour chacun d’entre nous. Ce délai sera consacré aux dernières directives du gouvernement avant que la station de Paris ne se taise à jamais. En ces temps sombres, puisse Dieu avoir pitié de nous. »

  Il y avait eu beaucoup de suicides ce jour-là, à l’hôpital Saint-Antoine, pas moins d’une cinquantaine. Des jeunes, des vieux, des infirmes, des valides, des patients, des soignants, tous unis par la terreur d’un monde en chute libre, une épidémie que le parvis a récolté comme une pluie de coquelicots. Tu étais parmi eux, Asa, la main dans celle d’Osian que tu as serrée jusqu’au bout. Vous vous saviez condamnés : l’un rongé de tumeurs, l’autre abattu par les mutations agressives d’une hémochromatose. Quel choix vous restait-il alors que la technologie préservant vos corps s’écroulait ?

  Vous n’êtes vraiment pas nés au bon moment, tous les deux. Une infortune que l’on peut remonter jusqu’à votre conception : victimes d’irradiation fœtale après l’accident de Morvilliers, vous avez souffert et lutté dans un contexte climato-économique désastreux. Tu te souviens avoir envoyé un dernier message à tes parents – l’ont-ils seulement reçu ? – et pris la main de ton bien-aimé avant de suivre le chemin du toit comme tant d’autres. À l’horizon, Paris brûlait déjà d’incendies apocalyptiques. La fumée vous irritait les yeux et la gorge mais tu t’es dit combien le ciel était beau, ce soir-là.

  Tes yeux grands ouverts ont pour toujours imprimé le visage d’Osian, mort sur le coup. La douleur était insoutenable mais tu ne pouvais pas bouger, l’échine brisée en mille morceaux, forcé de contempler ton amour de jeunesse à qui tu ne pouvais même pas baisser les paupières. Peut-être que cette éternité a duré plusieurs minutes, tu n’en sais rien, tu n’as jamais voulu reparler de ce traumatisme et Raphaël l’a vite compris. C’était ton médecin, un hématologue de renom, plus lumineux et chaleureux que beaucoup de mortels. Bien que son désir de te sauver n'était pas entièrement désintéressé, une réalité qu’il n’a pas cherché à te cacher, il s’est montré d’une patience presque sainte. Ta transformation a été lente, si lente qu’on aurait pu t’enterrer dix fois, et tu as mis encore plus de temps à guérir de tes blessures et de tes différents deuils. À de nombreuses reprises, soucieux de tromper ta soif, Raphaël t’enseignait la médecine que tu as fini par t’approprier, comme son amour.

  Tu n’as jamais su ce qui était advenue de ta famille. Avant que tu n’aies la capacité de marcher, ou même celle de ne pas fondre sur la première gorge venue, l’appartement était sens dessus dessous d’un départ précipité. Depuis l’arrêt des télécommunications, l’insurrection ravageait Paris, les trois-quarts de sa population ayant fui les affrontements sanglants et brutaux de quelques milices si bien qu’il devenait difficile de trouver un abri durable. Si l’hôpital demeurait un sanctuaire que les belligérants se refusaient à violer, les recherches de Raphaël devenaient difficiles à conduire. Le matériel nécessaire à une telle entreprise se raréfiait, sans mentionner les conditions exécrables dans lesquelles tu assistais ton créateur. Vous ne pouviez pas vous établir trop longtemps dans le même établissement, au risque d’attirer l’attention, et vous vous êtes éparpillés aux quatre coins de France pour semer les soupçons. Ainsi s’écoula près d’un siècle et demi de cavale qu’un évènement catastrophique vint interrompre : la Faim du Diable.

  Dans les égoûts, les périodes d’hibernation étaient longues et angoissantes. Il fallait attendre le plus dur de l’hiver pour ressortir. Cette vie souterraine à laquelle vous sembliez voués, tu la supportais à peine, mais les meurtres narrés par Raphaël suffisaient à te faire passer l’envie de mettre le nez dehors. Vous avez fini par rejoindre une communauté en pleine croissance, enfouie dans les catacombes de Paris, une véritable société où un semblant de normalité pouvait opérer. Terrés loin du regard hostile des hommes, vous vous êtes mariés sous une chapelle de calcaire et avez survécu comme vous le pouviez, des années frustes parfois ponctuées du chagrin d’apprendre le massacre d’un des vôtres, jusqu’à ce que la terreur submerge le monde.

  À ce jour, les mots te manquent encore pour décrire ce que tu as vu. Trahis par vos complices mortels, Raphaël et toi avez été témoins de la grande purge des catacombes, une boucherie sans nom dont peu sont ressortis vivants. Devant l’extermination des tiens, ta peur du genre humain s’est éveillée pour ne plus jamais s’éteindre. Fuyant les persécutions, vous vous repliiez vers le nord où vous avez fait la rencontre d’un groupe de dissidents qui vous a recueilli et fait voler votre serment d’Hippocrate en éclats. Puisque les hommes n’avaient pas voulu de votre paix, vous leur offrirez la guerre, désormais.

  Au milieu du conflit, à force d’essais et de nuits sans sommeil, Raphaël et toi parvenaient enfin à mettre au point un produit capable de doper le sang humain. Le progrès était sans commune mesure : le médicament permettait à une demi-douzaine de vampire de se sustenter sur un seul humain, assurant le ravitaillement optimal des troupes. Les effets secondaires étaient désastreux, le corps du cobaye lâchait en quelques heures après injection, mais quelle importance ? Ces mortels mouraient de vos crocs bien avant de succomber au choc. Galvanisé par votre invention – nommée Sternhell en l’honneur de ton mari – et la victoire quasi-incontestable qu’elle offrait, tu n’aurais jamais cru perdre pied à nouveau.

  Lorsque Raphaël est mort sur le champ de bataille, touché par une contre-offensive humaine, tu as sombré. Tu ne pensais pas mourir une seconde fois, et pourtant, tu as vécu une agonie similaire à celle qui t’avait projeté aux côtés d’Osian. Il n’y avait pas assez de rage pour emplir le vide intolérable que l’on t’affligeait. Délaissant tes scalpels, tu as toi-même pris les armes et semé la désolation, dévasté l’espèce responsable de toutes tes souffrances, tant que la folie comblait le gouffre, tant que la frénésie du combat absorbait ta peine.

  Il t’a fallu plusieurs années et beaucoup trop de cadavres avant que tu ne te rendes compte que la douleur n’était toujours pas partie. La fin de la guerre approchait et tu avais mal comme au premier jour. Rongé par la culpabilité, hanté par le visage de ceux que tu avais moissonnés sur le fil de ton épée, tu as abandonné les hostilités quelques mois avant leur fin. Au fond de toi, tu savais déjà que tu finirais par payer pour tes crimes, devant Dieu ou devant tes propres démons – cela malgré le triomphe de ta race.

  Errant sur la terre en érubescence, tu as cherché de quoi te soulager, en vain. Rattrapé par l’Inquisition, tu as négocié l’abandon de toutes les charges retenues contre toi en échange de la formule Sternhell et de toutes vos recherches. Tu refusais que ta rédemption soit tracée par quelqu’un d’autre que toi, et ce chemin de croix t’a mené à Roncepourpre, terre natale de Raphaël, où tu t’es établi en tant que chirurgien. Les premiers temps, tu as exercé sous ton nom de naissance de peur que l’on te reconnaisse, ne reprenant le nom de ton mari qu’au millénaire suivant quand tu as été sûr que toutes les mémoires s’étaient apaisées du lancinant souvenir de la guerre.