« Je suis contraint, pour les quinze années à suivre, d'abandonner mon nom au profit de ces odieux démons qui se repaissent de notre sang, ne me laissant désormais qu'un rôle de simple récipient, car ils ne tolèrent aucun refus en matière de caliçage. Mais en fin de compte, qui suis-je pour m'en plaindre ? Les seigneurs vampires sont si magnanimement généreux qu'en échange de leur divine protection, nous devons nous contenter du statut de bétail ! Le Caliçat, en fin de compte, n'est qu'une farce de grande envergure, une loi qui ne profite qu'à un seul parti, en disposant de l'autre à sa guise.
Ainsi nous sommes désormais désignés : « esclaves de chair », si d'infortune nous déclinons trois offres de caliçats. Quant à moi, je n'ai point consenti à m'y soumettre à nouveau, la première expérience m'ayant paru comme une humiliante épreuve, sans égale en son genre.
À l'âge de mes cinq ans, je fus témoin de l'effritement inexorable de l'union de mes géniteurs. Mon père,
Radgon Valombre, avait mis au jour la liaison secrète que ma mère,
Elowen Valombre, entretenait avec un autre homme, un vampire, pour aggraver la situation, le
Comte Valerian de Sangrenuit. Les soupçons de mon père étaient latents, bien qu'il rechignât à les reconnaître ouvertement. C'est ainsi que ma mère prit la décision de nous abandonner, reléguant notre existence à l'état de spectre de son passé, comme si nous n'avions jamais fait partie de sa vie. Elle n'était plus la femme que j'avais connue, transformée en une simple créature, asservie à un être dont l'unique dessein était de se sustenter de sang humain. La douleur de cette situation m'a profondément marqué, et peut-être davantage mon père, qui, en dépit de tout, s'efforçait tant bien que mal de pourvoir à mes besoins.
Dans un premier temps, mon père avait été un fervent Partisan du Caliçat, probablement en raison de son expérience personnelle, qu'il avait toujours considéré comme le compromis le plus raisonnable à l'époque. Cependant, il finit par embrasser timidement les prémices de la Rébellion, pour finalement devenir une figure éminente au sein de ce qui deviendra plus tard la Cause. Il est évident qu'il avait choisi de ne pas m'en parler lorsque j'étais plus jeune, soit parce qu'il pensait que je ne comprendrais pas, sinon par souci de précaution. Peut-être un peu des deux, mais je n'étais pas dupe.
Mon père était garde au sein du domaine, ce qui constituait le camouflage idéal pour dissimuler ses véritables intentions. Cette position lui procurait naturellement le respect, la déférence et la confiance des autres, lui permettant ainsi de mener son double jeu en toute quiétude. Il arborait le rang prestigieux de garde supérieur responsable de son unité, et il m'a lui-même prodigué l'enseignement des rudiments du combat, que ce soit l'art de manier les armes ou de se défendre à mains nues. Sous sa tutelle, j'ai acquis toutes les compétences nécessaires. Cependant, il n'omettait pas de prendre en compte mon éducation académique. Lorsque je n’étais pas plongé dans les trésors de sa bibliothèque, il me consacrait aux arts du combat. Sa rigueur et parfois son manque de tact semblaient souvent motivés par un désir de me protéger. Avec le recul, j'ai fini par comprendre que ce comportement trouvait sa source dans sa nécessité de trouver un exutoire à la haine qu'il nourrissait envers ma mère, les vampires en général, et l'humanité qui avait cédé à un compromis insensé. Son sens de la discipline était exemplaire, et nul au sein de la garde n'aurait pu soupçonner un seul instant son adhésion à la Rébellion. Je ne pouvais qu'admirer son intrépidité, ses choix téméraires et sa remarquable aptitude à entreprendre des risques calculés. Des années durant, il parvint à maintenir sa véritable identité dissimulée, mais une seule faute peut suffire à tout mettre en péril.
Un soir, alors qu'une réunion se déroulait au sein du groupe dont il était membre et leader, cette assemblée fut brusquement interrompue par l'irruption inattendue des troupes de la garde de nuit elle-même. Le groupe fut immédiatement dissout, précipitant mon père et ses compères dans les bras de la justice sans la moindre sommation. Mon père avait commis l'erreur de se laisser bercer par le mirage de la discrétion, nourrissant l'illusoire certitude que les rangs étaient à l'abri de tout espion ou infiltration. Un soldat de la garde qui trahissait son propre serment ? C'était un scandale sans précédent. Lors du procès qui suivit, il fut condamné à la peine capitale, celle de la pendaison. Cependant, mon père détenait une carte maîtresse pour sa défense : moi. En acceptant quinze années de Caliçat au lieu des dix habituellement requises, il fondait l'espoir d'une réduction de peine, voire d'une grâce totale. Cette révélation m'accabla profondément. Mon père s'abaissait devant ces créatures, prêt à tout pour assurer sa propre survie, y compris au prix de cinq années de la mienne. Jamais je n'avais assisté à une telle déchéance de sa part, son honneur ayant perdu toute grandeur pour se réduire à une mesquinerie sans pareille. L'homme qui avait érigé en moi des valeurs tout au long de ma vie était désormais celui qui les reniait, trahissant sa propre intégrité. L’offre avait beau ne pas avoir convaincu l'intégralité de l'auditoire, elle avait tout de même été acceptée. Cette décision me plongea dans un abîme de dégoût et de colère, non seulement à l'encontre de mon père, mais aussi à l'encontre de tous ceux qui lui avaient emboîté le pas, comme si ma voix et mes émotions ne méritaient pas d'être entendues, comme si mon droit à la défense avait été confisqué. Je ne me sentis pas trahi seulement par mon père, mais par l'humanité tout entière présente dans cette assemblée. Quant à ces odieuses créatures buveuses de sang, vous connaissez déjà mon opinion à leur sujet. Leur rouerie et leur perfidie étaient prévisibles, mais cela n'atténua en rien l'amertume de la situation. On m'avait arraché à ma vie d'antan, et mon père avait été pris à son propre jeu perfide. Mon ressentiment ne se limitait pas aux vampires, il s'étendait aussi aux humains. Aucun des deux camps ne trouvait grâce à mes yeux. Peu à peu, je réalisais que leurs différences n'étaient que superficielles.
Les vampires avaient tout remporté dans cette sordide affaire : quinze années de Caliçat et la vie du traître. Mon père, ainsi que tous les Rebelles affiliés à sa cause, subirent l'infamie de la potence en plein jour. Ce fut la dernière fois que nos regards se croisèrent : le mien exprimant un mélange de haine et d'indifférence, le sien, peut-être teinté de sincère regret pour m'avoir trahi, ou peut-être simplement empreint de remords personnels, déçu de ma vaine efficacité qui aurait pu lui valoir une grâce. Mon père n'était plus seulement un traître, il était devenu l'objet de moqueries ; cet homme qui avait jadis été l'incarnation du respect, de l'envie et de la considération n'était désormais qu'une ombre, un plébéien avili, affublé du mépris le plus profond. Je vis les retombées de ses actions déshonorantes s'abattre sur moi avec une cruauté implacable. Au sein de la Cité, on me stigmatisait comme une « tare », un « fils du parjure », voire « l'héritier de la honte ». Mon existence semblait désormais se réduire à un reflet de ce que mon père avait fait, comme si mon droit à une chance personnelle avait été confisqué, comme si ma mission était de racheter son honneur, voire le mien propre. J'étais condamné à porter un fardeau qui n'avait jamais été le mien.
Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent.
À cette époque, bien que j'eusse atteint l'âge où l'on est censé savoir se débrouiller seul, je n'étais en rien préparé à assumer les responsabilités qu'un adulte devrait endosser, que ce soit pour poursuivre mon éducation scolaire ou simplement pour me procurer de quoi manger. Ainsi, comme il semblait évident que personne dans la famille ne souhaitait accueillir le fils d'un traître, il fut décidé que je serais confié à un précepteur, et pour ajouter l'insulte à l'humiliation, ce précepteur serait un vampire. J’ignorais si ce choix résultait du manque d'humains disponibles pour cette tâche ou s'il avait pour dessein de me rabaisser et de me tourner en dérision. La question demeure sans réponse jusqu'à présent, mais je le pris comme une offense véritable. J'appris bien plus tard qu'il s'agissait de l'une des dernières volontés de mon père, du moins c'est ce que l'on prétendait. Il aurait fait appel à un précepteur pour m'épargner l'orphelinat. Cependant, je ne saurais vous dire si la vie à l'orphelinat aurait été meilleure ou pire qu'auprès de ce précepteur. Ce dernier avait pour mission de parachever mon éducation, dans l'espoir de m'éloigner des pas de mon père. C'était ainsi, même avant d'entrer dans la vie active, on me considérait déjà comme une menace potentielle. Un traître par nature.
La traîtrise et la désobéissance, c'est inné chez vous, me répétait-il sans cesse.
Son nom était
Maître Syrius. Je nourrissais une haine viscérale envers tout ce qu'il représentait, je répugnais chacun de ses aspects : sa présence imposante, l'odeur qu'il exsudait, sa manière de parler, et surtout, cette fâcheuse habitude qu'il avait de me traiter comme une pauvre créature fragile. Je ne pus m'empêcher de lui tenir tête, et parfois, je lui fis payer ses familiarités. Naturellement, il me rendit coup pour coup. Je n'avais pas la prétention de lui tenir tête en tant que vampire, car je savais que cela serait futile, mais il était hors de question que je le laisse me considérer comme un être vulnérable. Un soir, il tenta de me mordre. Je ne me laissai pas faire et le menaçai avec un pieu. Il me répliqua que même si je plaidais la légitime défense, personne ne croirait un fils de traître. Et, bien malheureusement, il avait raison. Je dus demeurer vigilant, veillant scrupuleusement à ce qu'il n'essaie pas à nouveau. Il tenta à plusieurs reprises, mais chaque fois, je le menaçais sans faillir, quels que soient les risques encourus.
Les années passèrent et à l'âge de vingt-deux ans et un jour, un visiteur se présenta à notre seuil, chargé de m'escorter jusqu'au château. Mon entrée au château se révéla être une expérience des plus incongrues. À peine avais-je posé le pied à l'intérieur que je ressentis le désir pressant de m'en échapper. Tout ce faste déployé pour si peu me nouait l'estomac, tandis que l'opulence excessive des lieux prenait des allures insupportables. Dans le but d'accroître mes privilèges, notamment celui de quitter le château en dépit de l'obligation d'accompagner le vampire, j'acceptai la première demande de Caliçage qui m'était présentée. Il s’appelait
Aurel. Le souvenir de cette première morsure persiste encore en moi, indescriptible douleur qui semble revitaliser chaque fibre de la trachée, étirant la peau et occasionnant une fatigue oppressante. Servir de réceptacle vivant de sang relevait d'une éreintante pénibilité. Le lien de sang qui nous unissait à lui et à moi était d'une inconfortable intimité, une notion embarrassante, car je redoutais que nos sensations mutuelles ne se répercutent, créant ainsi une intrusion dans mon jardin secret que je haïssais plus que tout. La notion de dépendance envers autrui m'était insupportable. Quant à mes semblables humains, je les tenais à l'écart aussi résolument que je le faisais avec les immortels. Certains semblaient s'épanouir dans cette condition, d'autres moins, mais je nourrissais à leur égard un mépris implacable.
Par la suite, mon intégration au sein de la garde se révéla être une entreprise délicate. La réputation de mon père avait précédé mon arrivée, et il était notoire que je possédais les qualités combatives qui avaient été les siennes dans sa jeunesse. Cependant, le château tout entier était également conscient de son infamie de traître, et les murmures incessants ne faisaient qu'enfler au fil des jours. J'étais le fils d'un guerrier, mais avant tout, le fils d'un traître, ce qui valait pour moi un traitement bien différent de celui réservé à mes pairs humains. Mon traitement était plus rigoureux, plus sévère, et aucune erreur de ma part n'était tolérée. Mon statut était constamment remis en question, et je devais sans cesse prouver ma valeur. Cependant, au bout de deux années, le vampire auquel j'étais lié vint à décéder, provoquant en moi une douleur aussi étrange qu'inconfortable. Ce maudit lien de sang ! Cette douleur indicible me terrassa, au point que je fus cloué au lit, inerte et tourmenté, pendant une semaine entière. Durant cette période, je nourrissais une rancune tenace envers l'univers tout entier : mon père, Aurel, le Caliçat, les Roncepourpre, tous étaient la cible de ma colère. Ce fut l'un de ces rares moments où l'on me laissa en paix, me plaignant tacitement. Je n'étais pas sous le poids habituel de l'hostilité de mes pairs, qu'ils soient humains ou vampires. Ce répit, bien que reposant en un sens, était tout aussi humiliant. Reposant parce que je n'avais pas à endurer le mépris de ceux qui m'entouraient, mais humiliant car ma vulnérabilité me dérangeait profondément. L'idée que l'on puisse me prendre en pitié alors que je n'avais jamais ressenti la moindre affection pour Aurel, sinon une indifférence totale, était insupportable. Leurs marques de sollicitude, leur compassion glaciale, voire purement protocolaire, ne firent qu'alimenter mon dégoût. Quoi qu'il en soit, on me laissa tranquille par la suite. La même année, on me proposa à trois reprises de devenir Calice, une proposition que je rejetai catégoriquement à chaque occasion.
Aujourd'hui, j'ai atteint l'âge de vingt-six ans. Une année s'est écoulée depuis la mort d’Aurel, et quatre ans se sont passés depuis mon arrivée au château. Mon apprentissage pour devenir garde demeure tout aussi exigeant, la pression s'intensifiant de jour en jour. Le mépris règne en maître ici, un sentiment mutuel et partagé. Trouver ma place s'avère ardu, car je ne suis ni accepté dans le monde des vampires, auquel je refuse de me familiariser, ni parmi mes semblables, qui ne souhaitent pas prendre le risque de s'associer à l'héritier d'un traître. Je demeure simplement Ciboire ; le décès d'Aurel m'a épargné ma déchéance au statut d’esclave de chair en repoussant les propositions ultérieures de Caliçage, une décision qui me satisfait. Mais voilà, c'est là le triste rôle qu'ils nous assignent : une disposition presque absolue de notre corps et de notre âme. »