1789 – Les fleurs se fanent dans la chute

Son propre écuyer, au service de sa famille depuis des décennies, un homme qui l’avait vu naître et grandir, cet homme en qui il avait confiance l’avait tué de ses propres mains. Ou crocs, Armand ne savait pas vraiment quelle expression était la plus adaptée. Le jeune héritier avait découvert sa véritable nature ce jour-là, derrière la blancheur de peau de cet homme, derrière la clarté de ses yeux se tapissait l’ombre d’une créature sanguinaire et surnaturelle. L’Immortel l’avait saisi par le cou, sa morsure avait tétanisé le jeune homme pourtant tout à fait capable de se défendre en temps normal, formé au noble maniement des armes comme tout damoiseau de bonne famille. Mais ceci n’avait rien de normal, Armand avait été sidéré par l’instant, figé par des instincts primaires, la sidération d’une proie face à son prédateur, et épuisé par la plaie qui rougissait son flanc. Ce ne fut que lorsqu’il sentit ses dernières forces le quitter que le jeune homme se débattit, rien de plus qu’un soubresaut pour tenter de se dégager de l’emprise de la créature, mais en vain. Son corps ne lui obéissait plus, Armand sentit un froid glacial l’envahir et il ferma les yeux sur ce visage si familier, autrefois rassurant, les lèvres couvertes de son propre sang.

La suite était plus floue dans son esprit, l’héritier se rappelait d’une douleur vive, sa poitrine en feu comme s’il avait été brûlé vif, ou au contraire ses poumons gorgés d’eau comme si on l’avait noyé. Seule l’odeur du sang s’était imprégnée dans sa mémoire ce jour-là, le sang qui lui avait redonné vie. Son sang.
Armand émergea de sa lente agonie, hagard et perdu, ses sens troublés. Son écuyer était toujours à ses côtés, mais quelque chose avait changé. La pièce - probablement la chambre d’une petite auberge de campagne - semblait plongée dans un froid glacial.

-Enguerrand, tu es là… j’ai fait un cauchemar épouvantable… porte-moi de l’eau, je suis assoiffé… Ordonna-t-il d’une voix rauque et sifflante, luttant contre la fièvre. J’ai cru que… que j’étais… mort.

-Ce n’était pas un rêve, jeune Seigneur. Répondit froidement le valet. Ce n’est pas de l’eau dont vous avez besoin. Ajouta-t-il en approchant un pichet rempli d’un liquide rougeâtre.

La salive afflua soudainement dans la bouche d’Armand, et sans qu’il ne puisse réprimer son irrésistible et terrifiante envie de chair fraîche, il se jeta sur le contenant. Ce ne fut que lorsqu’il eut vidé la dernière goutte qu’il se mit à hurler, conscient de sa propre folie. Enguerrand le maîtrisa d’une force que le jeune homme ne lui connaissait pas, en l’attrapant par les épaules.

-C’est toi ! Cria le nouveau-né. Qu’est-ce que tu m’as fait boire ? Qu’est-ce que tu m’as fait !? Parle !

-Oui, c’est moi qui vous ai transformé. Dit-il en resserrant sa prise sur le jeune homme. Je l’ai fait pour vous protéger, mon Seigneur.

-Pourquoi m’appelles-tu « mon Seigneur », c’est le titre de mon père ! Que lui as-tu fait ?!

Enguerrand hésita, il sembla déglutir et enlaça le jeune homme dans ses bras. Armand comprit par ce simple geste, cette façon qu’il avait de le réconforter enfant, que son père n’était plus. C’est alors que tout devint plus clair, que la mémoire lui revint. Depuis quelques mois la France tremblait, il courrait dans les campagnes un air de révolte. Les paysans ne voulaient plus des Seigneurs et de la Noblesse qui les gouvernaient. La famille de Beaulieu sentait son emprise s’essouffler sur la région, mais choisit d’attendre, acculée par les dettes et le manque de force militaire. La grogne des paysans avait fini par se muer en une révolte meurtrière qui se mit en marche à travers tout le pays, son père le Seigneur de Beaulieu lui avait ordonné de mener la charge sur les rebelles rassemblés aux limites de leur domaine, mais malgré son courage, le jeune héritier – et depuis peu chevalier – n’avait pu les repousser. Armand était tombé de son cheval, grièvement blessé à l’abdomen. Puis, il avait repris connaissance, dans les bras d’Enguerrand. Celui-ci lui expliqua le reste, comment les rebelles avaient assassiné son père et tous les membres de sa famille, n’épargnant même aucun domestique du château. La famille de Beaulieu était tombée. Mais le Vampire n’avait pu se résoudre à voir disparaître la lignée pour laquelle il vouait toujours une loyauté sans faille.

-C’était le seul moyen… mon Seigneur, je n’avais pas d’autre choix… Pardonnez-moi...

Son écuyer lui expliqua finalement comment il l’avait tué, et comment il l’avait fait renaître de son sang. Quelle ironie pour le nouveau Seigneur de Beaulieu d’être ainsi le soumis de son vassal - et à présent - Créateur. Armand fut complètement dépendant de lui pendant quelques mois. Le jeune homme l’avait toujours porté dans son cœur, il se rappelait de lui comme d’un homme loyal et bon, homme qui l’avait toujours épaulé. Un homme qui avait autrefois la confiance de son père. C’est même lui qui l’avait mis à son service, pour que son fils profite de sa sagesse, de son expérience. Ils n’avaient donc rien de deux inconnus. Mais cet homme qu’il pensait connaître, dissimulait la créature sanguinaire qui lui apprenait désormais à vivre avec sa nouvelle bestialité.
Leur relation devint plus complexe au fil des jours, plus viscérale. Il ne leur avait fallu que quelques jours pour tout perdre, puis quelques jours pour tout reconstruire. Car pour Armand, tout ne tournait plus qu’autour d’Enguerrand, comme irrémédiablement attiré par ses charmes. Il ne lui avait jamais réellement pardonné de l’avoir transformé en monstre sanguinaire, mais il ne parvint jamais à le détester, mu par un instinct plus puissant que sa colère.


2750 – Qui verse le sang de l'homme, par l'homme aura son sang versé.

Pendant de nombreuses années, les Vampires se pensaient à l’abri, les seuls capable de résister à ce froid terrible qui avait gelé le monde entier. Tandis que les civilisations s’effondraient de toute part, les Immortels, eux, faisaient face, toujours tapis dans l’ombre. Mais ils furent bientôt frappés à leur tour par la Faim du Diable, désormais incapables de se sustenter du sang des leurs. Alors que Armand s’y était toujours fermement opposé, il dut faire face à son pire cauchemar.

Le corps du jeune homme était encore chaud dans ses bras lorsqu’il écarta sa mâchoire de son cou. Bien qu’il ne se souvienne plus du visage de ses proches d’antan, celui de sa première victime restera gravée à jamais dans sa mémoire. Armand ne s’était alors jamais abreuvé sur un mortel, il n’avait jamais goûté qu’au sang de son Créateur. La satisfaction et le plaisir intense que le goût de ce breuvage lui avait procurés étaient aussi terrifiants que l’envie de recommencer qui lui démangeait les crocs. Le Seigneur de Beaulieu était assoiffé, affamé, peut-être plus tout à fait maître de lui-même. Son instinct de survie, sa soif, lui ordonnaient de recommencer, de se nourrir. Et pourtant, ces pulsions allaient à l’encontre de son code d’honneur de Chevalier. Quand bien même ce titre appartenait à des temps révolus, enfouis eux aussi sous la glace depuis des centaines d’années, le jeune homme ne pouvait se résoudre à bafouer ses principes. En buvant ce sang, il devenait l’oppression qu’il avait toujours combattu…

-Nous n’avons plus le choix, mon Seigneur.

La voix familière de son écuyer le sortit soudain de sa torpeur et celui-ci écarta le corps sans vie des bras de son maître. La dépouille se raidissait déjà.

-Enguerrand… Murmura-t-il en enlaçant son Créateur. Il doit y avoir un autre moyen. Nous pourrions nous contenter des animaux. Je… je ne veux pas tuer. La voix de Armand se brisa devant la cruelle vérité qu’il venait d’exprimer.

Avoir peur de sa propre nature, peur de tuer quand l’on est au sommet de la chaîne alimentaire, ce n’était pas digne d’un Vampire aussi vieux que lui. Mais contrairement à Enguerrand, le Seigneur de Beaulieu ne se faisait pas à l’idée.

-Les Temps ont changé, nous devons nous adapter si nous voulons survivre. Mon Seigneur, ce ne sont que des humains, ils ne sont plus que gibier pour nous. Animaux sauvages ou êtres humains quelle différence à présent ?

-Quelle différence ? Répéta le jeune homme, troublé par les mots de son écuyer. Enguerrand, nous étions des humains, nous aussi. Tu étais humain autrefois !

-C’était il y a très longtemps. J’ai tiré un trait sur tout cela le jour où je t’ai créé. Armand… l’Immortel tandis la main vers la joue de son Seigneur.

-Je ne te reconnais plus… dit-il les dents serrées, en écartant ses doigts d’un geste vif. Où est passé l’homme juste qui m’apprenait à tenir une épée, à porter un regard bienveillant sur notre peuple ? Armand attrapa le visage de son amant entre ses mains. Où est passé l’homme qui aurait sacrifié sa vie pour sauver le mortel que j’étais…

Enguerrand resta de marbre, ne renvoyant qu’une expression dure et figée. Il avait déjà fait son choix. Il voulait rebâtir ce monde meurtri, prendre le contrôle sur les mortels et se repaître de leur chair. Son écuyer avait abandonné toute compassion, tout ce qu’il y avait de bon en lui.

-Alors tu devras m’abandonner moi aussi. Je ne te suivrai pas cette fois-ci. Armand déglutit, le regard accroché à celui de son écuyer, il prononça durement ces mots, Je te congédie.

Ce fut un véritable crève cœur pour Armand, et ces mots à peine prononcés, il sentit le lien qui les unissait depuis plus d’un millénaire se rompre. Alors qu’ils avaient toujours partagé leurs émotions, leurs craintes et leurs chairs, tout était désormais brisé. A nouveau, le Seigneur de Beaulieu avait tout perdu.

Armand continua sa route seul. Il dut se résoudre à céder à ses pulsions prédatrices et se nourrit du sang des Hommes. Peu à peu il maîtrisa cette nouvelle bestialité. Il lui arrivait encore de tuer, mais plus rarement, jusqu’à ce que, finalement, il parvienne à se contrôler totalement. Le jeune homme erra plusieurs siècles, à la recherche d’une communauté de Vampires en accord avec ses valeurs. Malheureusement, partout les êtres humains étaient traités comme du bétail, écrasés, soumis par la force. Armand traversa des régions en guerre, les campagnes à feu et à sang alors que les Immortels prenaient le contrôle des anciens domaines Seigneuriaux. Son errance le mena jusqu’aux bannières du Seigneur de Roncepourpre.

3303 - Il n'y a pas d'homme juste sur la terre qui fasse le bien sans jamais pécher.

Le Chevalier achevait sa garde, satisfait du travail bien fait, il pourrait dormir paisiblement. La mort récente du chef des rebelles avait agité le Bourbier, mais ces heures supplémentaires n’étaient pas pour déplaire au Seigneur de Beaulieu. Alastair en personne lui avait demandé de garder un œil sur la situation, de prévenir tout débordement.
De retour avant le lever du soleil, Armand confia son cheval aux esclaves de l’écurie. A cette heure-ci, le manoir était presque silencieux et le jeune homme aux allures princières se fraya, sans encombre, un chemin jusqu’à ses appartements. Il n’y retrouva aucun Calice, les récents événements ne lui ayant pas laissé l’occasion de s’intéresser aux nouveaux venus. Rideaux tirés, dans la faible lueur que projetaient les quelques bougies allumées, Armand entreprit de polir son heaume, comme il le faisait à chaque fois qu’il était nerveux. Perdu dans ses pensées, il redessinait sous ses doigts les armoiries de sa famille. Le Seigneur de Roncepourpre était parvenu à maintenir le calme pendant des années, et voilà qu’à présent, ce fragile équilibre était menacé. Les rebelles seraient mis en déroute pour quelques temps, mais le jeune homme savait qu’en coupant la tête d’une hydre ils en feraient repousser deux autres.

Le Seigneur de Roncepourpre était revenu vers lui, avec la même proposition, mais Armand ne se sentait toujours pas prêt. Endosser le rôle d’Intendant du Bourbier… il ne s’en sentait pas les épaules assez larges. Le Chevalier craignait d’autre part qu’un conflit sanglant n’éclate, qu’il soit obligé de tourner son épée contre les humains, une fois de plus. Pour le moment, leur autorité tenait bon, mais pour combien de temps ? Quand bien même Armand détestait cette éventualité, il préférait s’y préparer.

Lorsqu’il reposa son heaume, ses pensées se tournèrent vers de bien meilleures augures. Les joutes hivernales approchaient et le réjouissaient bien trop pour ne pas sauter aux yeux. Tout le monde savait que le Chevalier aux fleurs était impatient de faire une démonstration de ses talents. L’Immortel, lorsqu’il n’était pas au Bourbier, passait tout son temps libre sur le terrain d’entraînement. Armand espérait juste qu’aucun sombre événement ne viendrait gâcher la fête.