TW: violence conjugale

Le temps défile, la mémoire s'efface.
S'échappe.

Au fil des siècles, les souvenirs de la vie humaine de Basile se sont éteints. Sa naissance, ça fait longtemps qu'il ne s'en souvient plus. Il a oublié la richesse dans laquelle il a baigné, le destin tout tracé qu'on a essayé de lui offrir pour qu'il soit épanoui ; mais il se souvient encore de toutes les inventions qui ont rythmé sa vie, il sait qu'il adorait lire et qu'il avait dévoré tous les ouvrages de la bibliothèque familiale. C'était son petit exploit, un succès qu'il chérit encore aujourd'hui.

Mais ça s'arrête là.
Il n'a cependant jamais oublié son dernier lever de soleil.

C'était quelqu'un de tout à fait différent à l'époque. Il était vivant, souriant, il avait beaucoup de choses à dire. Il riait à chaque blague qu'on lui faisait, sortait parfois des sentiers battus pour tester les limites de ses parents. Basile a fini par s'assagir le jour où on lui a donné ses premières responsabilités et il s'est tout de suite pris au jeu. Il a repris tardivement les rênes d'un commerce très lucratif où il n'avait pas vraiment besoin de se démener pour le faire marcher.

Au fil des années, il a commencé à s'ennuyer. Il s'est montré plus fainéant, en manque de sensations fortes. Il n'a pas tardé à tout déléguer à son petit frère et lui a fait promettre de tout garder secret pour leur bien commun. Il s'est fait des amis, des ennemis et quelques amours, il a profité de sa vie et il regretterait probablement de ne pas s'en souvenir s'il apprenait qu'il est tombé fou amoureux d'une femme.

La femme de sa vie, certes, mais sûrement pas pour l'éternité.

Ensemble ils ont eu deux enfants à vingt-quatre et vingt-six ans, puis il a commencé à se montrer violent. Ça s'est fait lentement mais sûrement ; il l'aimait tant qu'il en était totalement obsédé, pétrifié à l'idée qu'elle le quitte pour quelqu'un de meilleur. Il en était devenu paranoïaque, persuadé qu'elle avait des vues sur son frère. Ça l'a bouffé, détruit.

Alors il l'a brisée en retour.
Basile était habitué à ses pleurs, à ses supplices.
Et à la fin, c'est lui qui a fini par partir.

Il avait lié une amitié avec une bien étrange créature ; un homme qui l'a séduit dès lors qu'il était hors de la maison. Il ne lui a pas fallu longtemps pour tomber dans ses filets. Ils s'invitaient souvent, jouaient à des jeux dangereux. Mais l'un avait clairement l'avantage sur l'autre, Basile manquait de connaissances quand son amant, lui, foulait la terre depuis bien plus longtemps que lui. Sans même le savoir, il s'était laissé aller, il est devenu un outil, un garde-manger et ça, Basile ne l'a jamais contesté.

Il était juste amoureux.
Amoureux et fou.

Basile a tellement fait pour lui, lui qui aurait pu revenir ramper aux pieds de sa femme, il a préféré tout abandonner pour profiter de ses bras, de toutes les promesses qu'on lui a fait. Il avait la trentaine, il avait un bel avenir et a tout abandonné pour un homme qu'il ne connaissait finalement pas tant que ça. Il a esquivé la guerre de peu juste pour pouvoir rester à ses côtés et en profiter.

« Thaddée… », qu'il a prononcé un millier de fois.

Dans les soirées mondaines où on le conviait, aux repas extravagants, au creux des draps qui ne cessaient de se froisser dès qu'ils avaient un peu de temps à deux. Ce nom-là, Basile ne l'a jamais oublié.

« Thaddée… »

Il faisait froid, sombre. Ils se sont disputés, Basile est retombé dans ses vices, l'alcool, la routine, ça l'a rendu malade et il a cédé. Il a levé le poing pour une simple dispute, et son amant a répondu autrement. Décoré d'une plaie sur le torse, il se vidait lentement de son sang. Il… Ne pouvait pas lui en vouloir ; il l'avait cherché, il n'a eu que ce qu'il méritait. Il l'a appelé pour qu'il revienne, pour qu'il lui pardonne. Thaddée avait revêtu son rôle de prédateur, et voir l'homme le supplier l'a assez touché pour qu'il lui propose de sceller leurs destins à jamais.

Dans tous les cas, Basile était mourant.
Et Basile a toujours détesté vieillir ; il craignait la mort, comme tout le monde.

Ils ont échangé quelques mots, quelques gestes, Basile pensait à de l'affection mais c'était tout autre chose pour l'autre. Leur étreinte a été longue, douloureuse, Thaddée s'est abreuvé et Basile en a abusé. « Tha… » Il avait soif, il lui a tenu tête assez longtemps pour lire la peur sur le visage de la créature.

« … Ddée. » Puis il est parti dans un dernier soupir, à trente-cinq ans.

• • •

Les siècles ont défilé en un battement de cils pour Basile. Il a plus observé qu'agi, sous l'emprise presque totale de son créateur. Il s'est fait discret pour ne pas qu'il soit moqué et tout simplement pour… Apprendre à vivre dans le monde de la nuit. Ça n'a pas été simple au début, Basile cédait bien trop facilement aux tentations.

Il voulait boire.
S'amuser.

Il n'arrivait à rien. Se laissait aller à chaque pulsion. Il était violent aussi, encore pire qu'avant ; il ne levait cependant que très rarement la main sur son créateur, lui qui l'enserrait fermement entre ses griffes. Thaddée était sévère avec sa progéniture mais s'amusait parfois des situations rocambolesques que lui offraient le jeune vampire.

Parce qu'il ressemblait à un animal.

Il avait le sentiment d'avoir une luxueuse possession avec lui, et il en a bien profité. Basile restait fou amoureux, leur relation était passionnée, déséquilibrée. Il ne l'a jamais remarqué, et de toute façon, il n'a pas tenté de s'échapper de son emprise. Pour occuper et contenir le géant, Thaddée l'a initié à l'art du combat. Lames, épées, lancers et tirs divers, Basile n'échappait à rien et a rapidement été conquis, il s'est mis en tête qu'il pourrait enfin lui être utile, le protéger de toutes les peines.

Puis tout a changé.

Le froid s'est installé. A mordu la terre, la vie et grandement réduit les ressources. Ça a doucement blasé Basile qui s'attachait encore à son humanité. Il avait du mal à lâcher prise, à passer outre le fait qu'il ne pouvait pas mourir de vieillesse comme ses proches humains qu'il voyait fauchés toutes les décennies.

Thaddée est resté son modèle, Basile buvait ses paroles, mimait ses gestes, avec lui il se pensait invincible et Thaddée, de son côté, était plus que ravi d'avoir trouvé quelqu'un qui ne lui résistait pas. Le rouquin n'a cessé d'être l'extension de son créateur, excellait dans l'art de survivre et de gâter la main qui le nourrissait. Lentement mais sûrement, il était remodelé pour lui plaire, brisé puis reconstruit, humilié puis rassuré.

Ça ne l'a jamais dérangé.

Après plusieurs siècles à observer les habitudes changer, Basile a entièrement abandonné son humanité. Il était trop étranger des humains, il s'en est persuadé au point d'en oublier son ancienne vie. Il ne voyait que Thaddée, il était sa lumière, son tout, et à force de se faire répéter les mêmes mensonges, il a fini par y croire. Dès qu'il quittait son amant pour satisfaire son propre égo, il avait l'impression de dépérir, de manquer sa présence.

Et ce petit jeu a duré longtemps, la faim a commencé à se faire sentir. Basile s'est enragé, a changé du tout au tout, il était méconnaissable. Il est devenu une créature vorace, indomptable et Thaddée a commencé à avoir peur pour sa vie. Peur pour leur relation. Peur d'être tué par sa faute, probablement.

Basile n'en avait que faire.

« Thaddée… », disait-il alors qu'il plongeait ses crocs dans la gorge des humains. Pour lui. Pour qu'il se nourrisse ensuite. « Thaddée… », c'est tout ce qu'il avait à la bouche. Dans sa folie, dans l'ivresse et la passion pour son créateur, il confondait ses proies avec celui-ci. « Thaddée… Merde, Thaddée ! », qu'il a dit en s'en prenant ensuite à son créateur.

Il a bien failli le sacrifier dans sa quête de sang, et, l'espace d'un instant, Basile s'est dit que ce serait pour le mieux. Il était lucide, juste assez longtemps pour qu'il s'imagine une vie loin de lui.

Alors il a insisté, plongeant ses mains puissantes dans les creux de son corps pour le maintenir.
Et il a bu.

Thaddée a réussi à l'arrêter avant qu'il ne s'étiole davantage. Et pour la première fois depuis le début de leur relation, il a eu l'impression de perdre le contrôle. Ça l'a assez tourmenté pour qu'il reconsidère toute sa longue vie avant de conclure que Basile ne valait peut-être plus le coup.

Qu'il fallait peut-être passer à autre chose.

La guerre est arrivée au bon moment. Thaddée a voulu en profiter pour partir sans dire mot. Basile l'a senti et quelque chose s'est brisé en lui. Il était affaibli, vulnérable, furieux et confus. Il lui avait promis qu'ils allaient rester ensemble toute leur après-vie.

Et Basile a appris qu'il était sur le point de s'esquiver.

Ça l'a mis hors de lui. Tout ce qu'il a accumulé pendant des siècles est ressorti violemment, assez pour qu'il se débarrasse de lui-même de son amant, son créateur, son oxygène… Sa vie. Le combat a été rude, épuisant, mais Basile frappait, il frappait encore sans s'arrêter. Dans un flash il revoyait sa femme, puis ses yeux embrumés. Il l'entendait le supplier d'arrêter mais il a continué, dans une transe qui l'a poussé dans ses retranchements. Basile était la bête sauvage qu'on a voulu dresser en l'étouffant d'un collier et dont on a lâché la laisse par accident ; il voulait reprendre sa vie en main, ses droits, laisser ses sentiments s'exprimer sans qu'il ne se calme.

Il s'acharnait sur lui, sur son pauvre Thaddée. Il lui crachait à la gueule, il l'a embrassé, mordu, griffé, brûlé. Il lui a fait subir ses pires vices, ça a duré un long moment. Il en a profité pour se confier, pour lui dire et lui faire comprendre tout ce qu'il avait sur le cœur. Il avait des siècles à vider sur sa victime qui s'est rapidement retrouvée impuissante, sans les défenses qu'il s'était mises quand il a agrippé sa créature.

« Adieu, Thaddée. », qu'il lui a murmuré en le croyant partir avant de prendre les armes.

Et puisque Thaddée n'allait plus avoir besoin de ses belles collections d'armes et d'armures, Basile en a profité pour se servir allègrement avant de tenter de le faire disparaître dans l'oubli. Il ne voulait tout simplement plus le revoir.

Plus jamais.

• • •

Basile a combattu avec les vampires lors de la guerre. Il a eu du mal à apaiser la colère qui l'habitait encore suite à la trahison de son créateur. Et quand tout s'est pacifié, quand l'adrénaline est retombée, Basile a eu l'impression de sombrer. Il était désormais seul, sans guide, sans lumière. C'était comme s'il venait de naître dans un monde qui lui était aussi familier qu'inconnu. Tous ces siècles d'isolement avec une seule personne ne lui a pas permis d'apprendre à vivre seul.

Et qu'est-ce qu'il avait soif.

Il s'est donc rapproché de la communauté vampirique, usant de quelques contacts pour s'ancrer avec eux et les suivre, les joindre dans leurs quêtes. Ils étaient comme des mercenaires, indépendants et prêts à aider en échange de sang, de vêtements et d'autres bricolles. Basile était d'une grande aide pour chasser les prédateurs, il avait sans doute plus d'expérience que les autres qui ont possiblement appris à se battre pendant la guerre.

C'était… amusant.

Puis le vieux vampire a fini par être choisi pour rejoindre les rangs de l'Inquisition. Ses exploits, puis son anoblissement, ont été un argument convaincant pour qu'il puisse se ranger dans leurs rangs. Sa docilité naturelle a fait que sa formation s'est déroulée aisément et rapidement, lui permettant ainsi de recevoir son nom et ses tatouages dès que son éducation s'est terminée.

Basile était enfin vivant. Un petit peu. Il était d'un ennui accablant pour certains, craint par d'autres congénères et humains ; il n'était clairement pas connu pour sa chaleur, mais plutôt pour son efficacité et sa volonté de faire prospérer le Caliçat.

Envoyé à Roncepourpre, les raisons de sa venue sont gardées secrètes et il se tient prêt à réagir au moindre écart.