J’ai hésité. Je me suis détestée pour l’avoir fait.
J’ai longtemps repensé à l’interdiction de les transformer. J’étais pourtant d’accord, en théorie. Ils avaient raison - ils ne pouvaient pas supporter un vampire de plus à nourrir et un humain en moins. Il y en avait tellement peu à Monforte qu’ils avaient même du mal à se sustenter eux-mêmes. Qu’ils avaient dû rationner. Parce qu’on ne pouvait pas les épuiser non plus - qui d’autre s’occuperait des tâches en journée ?
J’étais d’accord, en théorie.
Pourtant, quand j’ai trouvé son regard, voilé par la fièvre, j’ai su que je ne pouvais pas m’y résoudre.
À le laisser crever là, comme un chien, comme deux de ses sœurs, comme son oncle. Je n’allais pas laisser s’éteindre ma lignée, ma famille, pour une putain d’épidémie. Et je lui avais promis - je lui avais promis de lui montrer le pays. La mer, même s’il n’en connaîtrait jamais la chaleur d’antan. Et à quoi ça servait de promettre toutes les merveilles de la terre si au premier obstacle je le laissais tomber ?
Alors non. Non, désolé Monforte, mais je l’ai transformé. Je savais même pas si ça marcherait. Mais je l’ai fait. Je partirai avec lui avant que tu t’en rendes compte et on érigera une tombe à son nom. Léandro vous dira sûrement que j’ai pas résisté au chagrin et que je me suis cassée. C’est pas tout à fait faux. Mais c’est pas tout à fait vrai non plus.
Mais Gabriel, non. Je le laisserai pas claquer comme ça.
On se reverra un jour et je vous expliquerai. Je sais que vous comprendrez.
De toutes mes compagnes, c’est Nathalie qui a répondu à notre appel à l’aide. Bien entendu - c’est toujours comme ça, non ? C’est pas ce qu’on appelle la loi de Murphy ? Putain - elle est à l’autre bout de la France ! Le Nord-Est. Qui vit au Nord-Est de toute façon, à part les pingouins et les ours polaires ? (probablement des cafards aussi, ces conneries survivraient à un hiver nucléaire)
Donc.
Traverser l’Espagne - j’ai entendu dire qu’ils n’étaient pas tendres, mais ils le seront toujours plus que la mer à cette époque - puis… apprendre à Gabriel le français.
Apprendre à Gabriel.
Quoique ce soit.
Parfois je me dis que je n’aurais pas dû le transformer.
Valladolid.
J’aurais dû me douter : ils nous avaient permis de dormir gratuitement dans leurs lits lorsqu’ils avaient su d’où on venait. Ils nous avaient offert de quoi étancher notre soif - et ils savaient que c’était important pour un nouveau-né comme Gabriel. J’avais pu prendre du temps pour moi, flâner dans les rues, redécouvrir l'histoire de la ville et échanger avec d'autres anciens, comme moi. Et un instant, j'avais tout oublié des jeux politiques ridicules dans lesquels ils semblaient tous avoir un rôle.
Puis ils m'ont demandé un service. M'ont empêchée de revoir Gabriel. M'ont dit que je ferais mieux de leur répondre si je souhaitais continuer mon voyage. Ils voulaient tout savoir de la communauté de Monforte. Les difficultés rencontrées. Les vampires qui s'y trouvaient. J'avais cru, juste un instant, qu'on aurait pu demeurer quelques années ici. Quelle bêtise.
Ils n'avaient rien fait savoir à Gabriel. Il n'a pas compris pourquoi nous sommes partis en froid, ni pourquoi on ne restait pas plus longtemps.
Je ne lui ai rien dit. Est-ce qu'il aurait compris ?
Ça faisait une éternité que je n'avais pas vu de bâtiments comme ceux de Biarritz.
Il y avait encore de vieux pièges à touristes, un casino à moitié noyé par la mer qui était montée il y a de cela des siècles. Des structures en béton qui s'effondraient dans l'océan, dont le bruit glauque donnait l'impression qu'elles allaient, à un moment ou un autre, disparaître sous l'horizon. Dire que je les avais connues en bonnes formes et bondées d'étrangers.
Il faisait déjà si froid à Biarritz, sous les vents des côtes, qu'on avait décidé de faire une halte pour se réchauffer. Heureusement, Fathiyah, qui avait pourtant répondu à mes courriers par la négative, nous avait trouvé de quoi nous installer quelques heures, le temps qu'elle fasse venir des chevaux et une carriole.
Très franchement, j'aurais préféré une voiture ou une moto. Enfin, j'étais tellement heureuse qu'elle nous aide comme elle le peut - ça faisait déjà des décennies que je ne l'avais pas vue. Je crois que la soirée que nous avons passée ensemble restera longtemps chère à mon cœur.
Mais quand même, une voiture avec des sièges chauffants …
Faut que j'arrête d'y penser.
J'ai pu recevoir son courrier.
Il avait chargé un postier en secret, qui m'avait cherchée et poursuivie et avait profité de notre arrêt dans l'ancienne région parisienne.
La communauté de Monforte est tombée. Léandro me l'a écrit, juste ici. Des espagnols ont débarqué et ont profité de l'épidémie pour s'approprier les terres. Les humains n'y sont plus traités en hommes, mais en bétail, en numéros sur un cahier.
Ils ont détruit les tombes. Construit de nouveaux champs. Font ériger des serres. Ont l'espoir de développer les cultures rares et précieuses de notre communauté pour d'autres royaumes.
Il m'a dit qu'ils venaient de Valladolid.
Je leur avais parlé de l'épidémie.
...
J'ai brûlé la lettre.
Nous allons arriver à Roncepourpre. Nathalie m'attend avec impatience, mais je ne sais pas encore si je vais rester.
En le sauvant, je pensais protéger ma famille. Je croyais faire mon devoir.
Mais j'ai le sentiment de les avoir abandonnés. Ils ont déterré nos morts, piétiné notre héritage. Je me suis battue pour que Monforte soit Monforte, et quand ils étaient en difficulté je suis partie.
Je ne sais pas quoi faire. Gabriel s'accroche à moi avec une force que je ne saurais pas lui retourner.
À l'aube, je me surprends à réfléchir à ce qu'il deviendra si je m'en vais.
Si je sors et que je ne reviens pas.
S'il reste. Juste le temps d'aider ceux qui résistent à Monforte.
Combien d'années vont passer ?
Combien de siècles ?
Est-ce que lui aussi va se sentir abandonné ?
J'aimerais avoir la réponse.